Dans la nuit du 20 et 21 janvier, la Ville de Bordeaux a participé pour la première fois à l’opération de recensement des personnes à la rue, la Nuit de la solidarité, en collaboration avec l’INSEE. Motivés, les 450 bénévoles qui ont sillonné la ville ont toutefois eu des difficultés à rencontrer des sans-domicile qui, par le froid, avaient tâché de trouver des abris de fortune

Il est près de 20 heures, dans le sud de Bordeaux. La pleine lune participe à l’éclairage de la place Nansouty. En son centre, près de la fontaine, on peut assister à un spectacle lumineux. Debout, trois personnes vêtues d’un gilet fluorescent orange estampillé « nuit de la solidarité » entourent une quatrième, assise sur un banc, habillée d’un gilet jaune fluo.

Après quelques minutes de discussion, les « oranges » s’éloignent. Depuis 18h30, ces bénévoles battent le pavé, aux alentours du quartier Nansouty, auquel ils ont été affectés dans le cadre de la Nuit des solidarités, à la recherche de sans-abri à recenser. Les bénévoles, tout comme les journalistes qui ont suivi l’opération, ont été répartis dans les quartiers de la ville, découpés en 90 secteurs. Et la personne qu’ils viennent de rencontrer est probablement dans cette situation, même si elle a affirmé le contraire :

« Elle nous a dit qu’elle avait un appartement et qu’elle rentrait chez elle. Mais je suis sûr que si on retourne ici dans heures, elle sera toujours là. Cela fait 20 ans que je la croise dans le quartier, et je ne crois pas qu’elle ait un toit », lance Jacques Respaud, ancien élu départemental bordelais désormais retraité actif, et seul homme du trio.

« On ne peut pas la forcer »

La dame en question, qui a quitté son banc au même moment que les bénévoles, fait en effet mine de prendre son vélo puis, lorsque le groupe change de trottoir, reprend son sac de courses, et retourne s’asseoir. Elle a l’air âgée : ses cheveux grisonnant masquent une partie de son visage.

« Il y a énormément de sans-abri qui ne veulent pas qu’on les aide. Ils sont en non-demande », explique Delphine, une membre du groupe qui côtoie des SDF tous les jours – en reconversion professionnelle, cette mère de 48 ans effectue son stage de dernière année d’études d’assistante sociale au foyer Leydet à Bordeaux.

« Si elle ne veut pas, on ne peut pas la forcer », regrette Leïla. Jeune salariée à la cité municipale de Bordeaux, elle est la cheffe d’équipe de ce petit groupe de bénévoles. Ils sont 450 à avoir sillonné la ville par équipes de 3 ou 4 personnes à la rencontre des sans-abri dans la nuit du jeudi 20 au vendredi 21 janvier.

L’équipe de bénévole dans le quartier Nansouty (EI/Rue89 Bordeaux)

Regarder dans les voitures

C’est la première Nuit de la solidarité organisée à Bordeaux par la mairie, une opération à laquelle ont participé 18 villes françaises, dont Lyon et Marseille. En collaboration avec l’INSEE, elle vise à recenser le nombre de sans-abri afin d’établir des données précises sur les profils et les besoins des personnes à la rue.

Jacques prend la tête du petit groupe qui remonte le cours de la Somme, afin de finir de quadriller le quartier, et les guide dans ces rues qu’il connaît comme sa poche. En marchant, Delphine raconte :

« Une jeune femme qui nous a reconnu grâce à nos gilets nous a alerté au sujet d’un mineur sans-abri qui dormirait du côté de Saint-Nicolas. On a averti le QG, soupire-t-elle. On a aussi vu un homme fouiller les poubelles, mais on l’a perdu de vue, il a quitté notre secteur. »

Comme certaines associations avaient alerté la Ville en amont de la Nuit de la solidarité, les rues sont vides et nos bénévoles s’y attendaient, Aussi Jacques, par ailleurs bénévole à la Cabane à Gratter, l’association de quartier place André Meunier, où il rencontre régulièrement des demandeurs d’asile, invite ses deux partenaires à bien regarder dans les voitures

« Un élu s’intéresse aux électeurs, mais il est déconnecté de ceux qui ne votent pas, reconnaît-il. Aujourd’hui je suis retraité, alors je donne de mon temps pour les sans-abri. »

Les bénévoles à Nansouty (EI/Rue89 Bordeaux)

Cartographie

Ils interpellent plusieurs riverains, et même un livreur Deliveroo, pour savoir s’ils ont repéré des personnes les profils recherchés. A chaque fois, la réponse est la même : « pas ici ».

Plus tard, le groupe est interpellé par une jeune femme. Celle-ci ne porte pas de gilet orange : pour cause, elle vient de terminer son action. Elle explique n’avoir recensé que 4 à 5 sans-abri dans le quartier Saint-Michel et dans une partie de la rue Sainte-Catherine. Elle a offert son repas prévu pour les bénévoles par la mairie à l’un d’entre-eux. Leïla regrette d’ailleurs que les organisateurs n’aient pas anticipé la possibilité de donner ne serait-ce qu’une boisson chaude aux sans-abri.

Les quatre bénévoles dressent ainsi ce constat : les SDF à recenser dans ces secteurs de Bordeaux sont peu nombreux, ce soir.

« C’est un peu frustrant, j’ai l’impression de n’avoir servi à rien », souffle Leïla, dépitée. Delphine la rassure : « Au contraire, maintenant on sait que dans ce quartier il n’y en a pas beaucoup ».

Car c’est aussi à ça que sert la Nuit de la solidarité : obtenir une cartographie générale des différents secteurs de Bordeaux. Les deux bénévoles pointent en revanche des soucis d’organisation, à corriger pour la prochaine édition. Selon elles, plus d’équipes auraient dû être affectées à la gare Saint-Jean et aux alentours, secteur où prennent place de nombreux sans-abri. Leur secteur aurait aussi pu être rétréci.

Une équipe de bénévoles sillonne une partie des boulevards (VB/Rue89 Bordeaux)

« Trop résidentiel »

Plus tôt devant la mairie, Agnès, cheffe d’équipe, briefe les autres bénévoles sur le parcours. Accompagnée de Francis Feytout, conseiller municipal en charge du bien-être animal, l’équipe doit parcourir le secteur 22 : un itinéraire qui débute de la rue Judaïque, longe Mériadeck et le cimetière de la Chartreuse, jusqu’aux boulevards.

Avant même le départ, Agnès sait « qu’il n’y aura pas grand monde là-bas », le quartier est « trop résidentiel ». Agent administratif à la mairie du Grand Parc, Agnès a suivi une formation en visio avant l’opération, encadrée par le Samu Social. Les autres personnes de l’équipe sont bénévoles. À 19h, l’équipe prend la direction de la rue Judaïque.

Raba, 23 ans, originaire d’Espagne, effectue un stage à Emmaus Connect, aux Aubiers. C’est là-bas qu’elle a vu une affiche pour la Nuit de la Solidarité. À ses côtés, Christelle, bénévole à la Croix Rouge depuis peu. Les deux jeunes femmes évoquent l’envie « d’agir » auprès de ceux que « l’on croise tous les jours, sans jamais les connaître vraiment ». Chaque a équipe a reçu deux questionnaires, l’un de l’INSEE et l’autre du CCAS, et propose aux personnes sans-abri d’y répondre.

Les équipes suivent un itinéraire précis (VB/Rue89 Bordeaux)

En revanche, pour l’équipe du secteur 22, aucun questionnaire rempli ne sera remis au QG central, à la mairie. Aux alentours de 21h30, après avoir quadrillé les rues et ruelles du secteur, ils n’ont recensé aucun sans-abri. Devant l’hôtel de ville, ils croisent une autre équipe, revenue de Mériadeck, qui en a, elle recensé deux, l’un vers l’arrêt de tram Saint-Bruno, l’autre sur les terrasses de Mériadeck. Visiblement émue, Sylvie, l’une des bénévoles, parle d’hommes âgées, à la rue depuis plusieurs années.

Au QG

22h. Dans les salons du Palais Rohan, les équipes du QG central s’apprêtent à décrocher au moindre coup de fil. C’est ici que des membres du CCAS assurent une ligne de soutien psychologique aux bénévoles. Laurent Chivallon est directeur des nouvelles solidarités du CCAS :

« On s’attendait à recevoir beaucoup plus d’appels, même si la nuit n’est pas finie. Outre une éventuelle soutien psychologique, nous sommes aussi là pour aiguiller les bénévoles. Face à des situations nécessitant un hébergement d’urgence, par exemple, nous pouvons prendre les coordonnées de la personne et voir ultérieurement avec nos services. Nous sommes aussi en lien avec le 115. »

QG central, à l’Hôtel de Ville (VB/Rue89 Bordeaux)

C’est ici aussi que les chefs d’équipe rapportent les questionnaires. Ces derniers ont été élaborés et retravaillés par un comité scientifique. Emmanuel Langlois est sociologue, maître de conférence à l’Université Bordeaux Montaigne. Il tire un premier bilan de la soirée :

« L’opération a certainement commencé trop tôt, ce qui explique que certaines équipes n’ait recensé aucune personne. Il faudrait se caler sur la fermeture des magasins, quand les rues se vident. Ou alors faire plusieurs fois le tour du secteur, à des heures différentes. »

Le sociologue reconnaît que ce recensement ne peut être exhaustif, ne comptant pas les personnes hébergées par des tiers, dans des chambres d’hôtels, ou encore en squats. Pour autant, ce premier recensement, qui a aussi concerné l’habitat mobile comme les tentes au bord du lac, devrait permettre d’obtenir des premières données officielles sur le sans-abrisme à Bordeaux, dans l’objectif d’orienter les politiques publiques. Les questionnaires, eux, seront dépouillés et analysés au lendemain de l’opération.

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