Société

le 30/05/2018 par Pierre Ancery – modifié le 28/03/2021

Trois hommes attablés au Lapin agile, agence Rol, 1909 – source : Gallica-BnF

Langue orale typiquement populaire, l’argot a suscité dès le XIXe siècle la curiosité des journaux, qui se sont plu à en reproduire les meilleures expressions et à en décortiquer les mécanismes.

« L’argot, c’est le verbe devenu forçat », disait Victor Hugo. Comme l’auteur des Misérables, les journaux français affichent dès le XIXe siècle une véritable fascination pour l’argot, ce langage populaire aux expressions riches et imagées, souvent associé aux criminels, mais dont l’usage dépasse en réalité largement le simple milieu des gouapes, des marlous, des arsouilles et autres fleurs de bagne.

En 1856, le dramaturge Albert Monnier se risque dans Le Figaro à une « excursion dans l’argot ». De cette virée en zone louche, il ramène quelques perles :

« Une table, c’est une carrante, parce qu’on s’y carre.

Le soleil s’y nomme le luisant, ou le bourguignon.

Une perruque – une réchauffante, ou un gazon.

Une porte – une lourde ; – l’ouvrir, déboucler une lourde.

Une sonnette – une branlante.

Un pantalon – un montant.

Un habit, une pelure, absolument comme pour une pomme qu’on épluche.

S’habiller, c’est se piausser, se mettre une autre peau. Déshabiller quelqu’un de force, c’est le dépiausser. On croirait qu’il s’agit d’un lapin.

La chemise devient une limace.

Le cœur – le palpitant.

L’estomac – la place d’armes, le stom, l’atout.

Le ventre — la bauge (retraite du porc).

La gorge — la rue au pain.

Le sang — le raisiné.

Les ongles — les arpions (harpon, croc pour la pêche).

La langue — le chiffon rouge.

La tête, c’est la sorbonne s’il s’agit de penser ; — la tronche s’il est question de la risquer ; — la coloquinte pour désigner une mauvaise tête ; — la boule pour indiquer un homme qui la perd ; — le melon s’il s’agit du chef d’un imbécile, et la trombine s’il faut peindre une trompeuse binette. »

S’agirait-il d’une seconde langue française ? De plusieurs, en réalité : l’erreur serait de croire qu’il n’existe qu’un seul argot, comme l’explique dans Le Petit Journal Alfred Delvau, ex-révolutionnaire de 1848 et spécialiste de Paris, qui publie en 1865 un vigoureux Dictionnaire de la langue verte :

« Autant de professions, autant d’argots différents, incompréhensibles pour les profanes, c’est-à-dire pour les gens qui ne font que traverser Pantin [=Paris], la capitale des stupéfactions et des étrangers.

L’argot des gens de lettres ne ressemble pas plus à celui des ouvriers que celui des artistes ne rassemble à celui des lorettes, ou celui des bourgeois à celui des faubouriens, ou celui des voyous à celui des académiciens – car les académiciens aussi parlent argot au lieu de parler français, ainsi que le prouvent les exemples semés dans mon dictionnaire. »

Et de citer quelques exemples de cette extraordinaire variété :

« ABRUTI, élève acharné à l’étude, dans l’argot des polytechniciens.

ANGLAIS, créancier, dans l’argot des bohèmes.

AVOIR SA CÔTELETTE, être chaleureusement applaudi, argot des comédiens.

CARDINALISER, rougir, soit d’émotion, soit en buvant. L’expression appartient à Balzac.

CASSER UNE CROÛTE, manger légèrement en attendant un repas plus substantiel, argot des bourgeois.

CERF-VOLANT, femme qui attire dans une allée ou dans un lieu désert les enfants en train de jouer, pour leur arracher leurs boucles d’oreille, et quelquefois l’oreille avec, argot de police.

CHAMP D’OIGNONS, cimetière, dans l’argot des faubouriens.

CLARINETTE DE CINQ PIEDS, fusil, dans l’argot des soldats.

COMPTER SES CHEMISES, vomir en mer, argot des marins et du peuple. »

Il ajoute :

« Qui sait si cette langue du ruisseau qui charrie tant de paillettes d’or au milieu de tant d’immondices, qui a la succulence, le nerf, le chien, de la langue préférée de Montaigne, n’est pas appelée un jour à transfuser son sang rouge dans les veines de la vieille langue française, appauvrie, épuisée depuis un siècle et qui finira par disparaître comme le sanscrit ?

Qui sait enfin si cette langue verte n’est pas destinée à être la langue de l’avenir ? »

Ce sera un enjeu récurrent de la fin du XIXe siècle et du début du XXe : l’argot, langue vulgaire, langue du peuple, a-t-elle sa place dans le dictionnaire et dans la littérature, ces temples de la culture française ? Le journaliste Francisque Sarcey, connu pour sa bonhomie et son goût de la chose populaire, est de cet avis. En 1881, il écrit dans Le XIXe siècle :

« Voilà trois quarts de siècle qu’une nouvelle société s’est fondée sur les débris de l’ancienne, aujourd’hui disparue.

La langue générale a continué de puiser dans les argots spéciaux ; car c’est une loi que la langue ne puisse s’enrichir autrement, les savants et les écrivains étant, je ne sais pourquoi, impuissants à faire des mots et des tours ; la fabrication des idiotismes, c’est œuvre populaire. »

En 1913, Joséphin Peladan s’opposera quant à lui dans le très conservateur Le Figaro à l’entrée des mots argotiques dans le dictionnaire :

« Le dictionnaire de langue française ne peut être celui de l’argot, la rue louche ou sinistre ne saurait y répercuter ses échos. Les expressions de salon y ont leur place marquée et non celle des bouges et les mots malséants, quel que soit leur pittoresque, ne sauraient être reçus […].

Le caractère d’universalité que revêt notre langue défend aux mots jacobins et sans-culotte de pénétrer dans l’usage ; et quel texte, je le demande, exige que le lecteur sache rouscailler bigorne [=parler l’argot] ? »

D’autres, comme ce journaliste du Mercure de France, rappellent que l’argot est utilisé depuis longtemps dans la littérature française, citant l’exemple de François Villon au XVe siècle, qui en parsemait tous ses écrits.

Mais rien à faire, en ces années-là, il reste avant tout une langue orale. Pendant la Grande Guerre, un argot des tranchées semble ainsi se développer, ce qui enthousiasme le rédacteur du Petit Journal, qui écrit en 1916 :

« Quand nos poilus nous reviendront du front, il y a tout lieu de penser qu’ils ne nous rapporteront pas seulement les lauriers cueillis sur les champs de bataille.

Ils nous rapporteront encore des mœurs nouvelles, des mœurs de simplicité, des idées de fraternité que la vie commune dans la tranchée aura fait naître et développé en eux. Ils nous rapporteront même, ceci n’est pas douteux, un langage nouveau. »

Il donne quelques aperçus de ce dernier :

« L’alcool s’appelle tour à tour cric, casse-pattes, schnaps, schnick, niaule, eau pour les yeux, roule-par-terre.

L’homme peu dégourdi est un ballot, un baluchard, un péquenot, un cul terreux, un petzouille, un croquant, un cambrousard.

Ivrogne se dit au choix : poivrot, blindé, noir, schlass, rétamé, retourné, brindezingue.

Paresseux : cossard, flemmard, bras cassé, genou creux, tire-au-flanc.

Le pantalon est un falzar, un grimpant, un culbutant, un froc, un fendard.

Le vin est de l’aramon, du brutal, du pinard ou de l’électrique. »

Par la suite, des écrivains comme Louis-Ferdinand Céline, Jacques Yonnet ou Frédéric Dard donneront leurs lettres de noblesse à l’argot, tout comme Michel Audiard lorsqu’il écrira les dialogues des célèbres films Touchez pas au grisbi, Les Tontons flingueurs ou Le Cave se rebiffe.

Créé à l’origine pour n’être pas compris des non-initiés, l’argot ancien va toutefois perdre sa raison d’être à mesure qu’il va se diluer dans le français usuel. Avec le temps, nombre de ses expressions vont en effet passer dans la langue courante.

Dans la seconde moitié du XXe siècle, il va donc totalement cesser d’être utilisé en tant que langage indépendant. De fait, bien rares sont ceux, aujourd’hui, qui restent capables de jaspiner couramment l’argomuche.

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