Par

Lubna Masarwa

, Dania Akkad

Published date: Lundi 30 août 2021  

Le 23 août, en regardant les forces de sécurité arrêter près d’une trentaine de manifestants réclamant des réponses concernant le décès de Nizar Banat – un détracteur de Mahmoud Abbas décédé après une descente d’agents de sécurité de l’Autorité palestinienne (AP) à son domicile –, un membre de l’AP s’est souvenu de ce qui s’était passé en Égypte il y a 40 ans.

« Cela me rappelle les derniers jours d’[Anouar] el-Sadate », a-t-il confié à Middle East Eye, sous réserve d’anonymat pour sa sécurité. Dans les semaines qui ont précédé l’assassinat du président égyptien en 1981, Sadate avait fait arrêter près de 1 600 Égyptiens de tous bords politiques.

« Ils avaient commencé à arrêter tout le monde, comme les journalistes et les écrivains, et quiconque s’élevait contre Sadate. »

Les forces de sécurité palestiniennes bloquent une route alors que des manifestants se rassemblent à Ramallah pour dénoncer l’AP après le meurtre de Nizar Banat, le 3 juillet 2021 (AFP)

La fragilité de l’AP est au cœur de l’attention depuis des mois, indiquent ses membres et des observateurs. Cela a commencé en avril, lorsque le président Mahmoud Abbas a reporté les élections législatives. En mai, l’AP a été mise sur la touche quand Israël a bombardé Gaza.

Au cours de l’été, l’AP a réagi aux manifestations critiquant ses activités – et même celles en solidarité avec les Palestiniens de Gaza – par l’arrestation de dizaines d’activistes, tout en restant muette alors que les forces de sécurité israéliennes tuaient une quarantaine de Palestiniens en Cisjordanie occupée.

Pour les activistes et ce membre de l’AP, les arrestations du weekend sont le dernier signe en date de l’affaiblissement de l’AP, ce qui les amène à se demander si elle n’est pas en train de perdre le contrôle de la Cisjordanie. 

« Sur le plan politique, ils sont finis »

Quelques heures après les manifestations où se trouvaient des universitaires, des réalisateurs et des poètes, lors d’une veillée fustigeant les arrestations, les forces de l’AP ont arrêté un autre manifestant, Khader Adnan, célèbre pour ses grèves de la faim record lors de ses divers séjours en détention administrative dans les prisons israéliennes.

Fadi Quran, défenseur des droits de l’homme et expert en droit international figurant parmi les personnes arrêtées, dit avoir été interrogé sur la raison pour laquelle il avait distribué des drapeaux palestiniens et, lors d’une audience, avoir demandé à un juge de le condamner pour qu’il soit le premier Palestinien condamné pour possession du drapeau national.

L’absurdité du moment, ainsi que le durcissement de l’AP face aux critiques, en amène beaucoup à se demander s’il s’agit là d’une dernière attaque désespérée.

« Tous les facteurs d’un effondrement de l’Autorité palestinienne sont là », indique Jamal Juma’a, directeur de la campagne Stop the Wall, établie à Ramallah.

« Sur le plan politique, ils sont finis. En tant que projet national, ils sont finis. Ajoutez à cela la corruption généralisée, et toutes les conditions d’un effondrement de l’AP sont réunies. » 

Pour sa part, le membre de l’AP affirme : « Je ne peux pas dire si l’Autorité palestinienne s’effondrera bientôt. Mais assurément, l’AP traverse une crise profonde et je ne suis pas sûr de savoir où cela va mener. » 

Pour voir ce à quoi pourrait ressembler une AP perdant le contrôle de la Cisjordanie, Jénine est un bon point de départ.

Ces deux derniers mois, il y a eu plusieurs échanges de tirs dans le camp de réfugiés de Jénine entre des jeunes habitants armés et les forces de sécurité israéliennes qui font régulièrement irruption dans le camp. 

Après deux incidents en juillet et en août, au cours desquels les forces de sécurité israéliennes ont blessé deux Palestiniens à Jénine, la semaine dernière, celles-ci ont tué quatre Palestiniens lorsqu’un raid sur le camp s’est transformé en fusillade.

« L’Autorité a perdu sa présence sociale à Jénine et tente par divers moyens de contrôler la sécurité, d’imposer l’ordre et de restaurer le calme »

– Shatha Hamaysha, journaliste à Jénine

En réaction, le Premier ministre palestinien Mohammad Shtayyeh a fustigé les forces israéliennes et demandé à l’ONU et aux instances internationales de fournir une protection au peuple palestinien.

Mais Shatha Hamaysha, journaliste freelance de Jénine qui collabore avec MEE, rapporte que la fusillade de la semaine dernière avait été précipitée par les tentatives mal avisées de l’AP d’essayer de contrôler la situation à Jénine.

L’AP a selon elle proposé de servir d’intermédiaire entre les Israéliens et les jeunes combattants armés et a arrêté plusieurs habitants qui avaient refusé de se conformer à ce plan juste avant l’affrontement.

Ceux qui se sont battus rejettent l’ingérence de l’AP, notamment certains jeunes hommes qui ont récemment rejoint les combattants à cause de la frustration suscitée par l’AP.

Elle précise que l’AP s’est efforcée de résoudre la situation à Jénine « à sa façon » tout en projetant l’image qu’elle contrôlait la situation ; mais la réalité dans la ville est bien différente.

« L’Autorité a perdu sa présence sociale à Jénine et tente par divers moyens de contrôler la sécurité, d’imposer l’ordre et de restaurer le calme », indique Hamaysha.

Une opinion publique qui n’a plus peur

Elle précise toutefois que de l’huile est constamment jetée sur le feu. La semaine dernière, les forces israéliennes ont réalisé des exercices militaires aux postes de contrôle qui entourent Jénine « pour envoyer un message voilé à Jénine et aux jeunes hommes de Jénine ».

Ces exercices sont considérés localement comme de vaines démonstrations de force.

Pour le membre de l’AP, l’incapacité des forces de sécurité à protéger les habitants des Israéliens ou de contrôler les groupes armés dans le camp de réfugiés est un signal clair. « L’AP est aujourd’hui très faible. Elle ne peut pénétrer dans un lieu comme Jénine », assure-t-il.

Une manifestation le 25 août à Ramallah dénonçant l’AP à la suite du meurtre de Nizar Banat (AFP

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Ce qui se passe à Jénine va-t-il s’étendre ? C’est la question que beaucoup en Cisjordanie se posent.

MEE a demandé à l’AP si elle servait d’intermédiaire entre les jeunes hommes armés et les Israéliens ; si elle arrêtait des individus recherchés par les Israéliens ; si elle avait procédé à ces activités avant la fusillade de la semaine dernière et si elle avait perdu le contrôle de Jénine. L’AP n’avait pas répondu au moment de la publication.

Autre signe indiquant que le contrôle échappe à l’AP, ce sont les individus qui sont arrêtés. Il ne s’agit pas de partisans du Hamas, cible habituelle de l’AP, mais des activistes laïcs, même certains qui soutenaient précédemment l’AP.

Mazin Qumsiyya, professeur de biologie à l’université de Bethléem et de Bir Zeit et activiste politique, comptait parmi les manifestants de Ramallah. Dix-sept de ses amis ont été arrêtés lors de la manifestation, rapporte-t-il.  

Selon lui, ces arrestations reflètent une AP qui n’est pas sûre de ce qu’elle doit faire car ses stratégies habituelles sont inefficaces face à une opinion publique qui n’a plus peur.

« Ils pensaient que Nizar Banat serait de l’histoire ancienne, mais ce ne fut pas le cas. Cela prend de l’ampleur », relève-t-il. « Les gens ne gardent pas le silence et ils agissent de plus en plus. »

Affaiblie par Israël et l’Autorité palestinienne, la résistance en Cisjordanie peine à se mobiliser contre l’annexion

« Je pense qu’on se dirige vers un effondrement de l’AP, en particulier sur le plan sécuritaire. Les gens ne craignent plus l’AP. Même ceux qui sont arrêtés n’ont pas peur. Lorsque l’obstacle de la peur est surmonté, tout est possible. »

Hani al-Masri, directeur général de Masarat (Centre palestinien de recherche politique et d’études stratégiques) à Ramallah, affirme que le récent comportement de l’AP est le reflet d’une institution qui réprime parce qu’elle ne sait pas quoi faire d’autre après avoir perdu le soutien populaire.

« L’Autorité palestinienne s’est retrouvée démunie après avoir perdu les sources de légitimité interne : légitimité révolutionnaire, légitimité de la résistance et du consensus national, légitimité des urnes et légitimité des accomplissements », énumère-t-il.

« Il ne lui reste que des sources de légitimité externe – légitimité du pouvoir et de la sécurité – après l’échec de son projet politique, elle n’a pas adopté un nouveau projet. »

Il poursuit : « Elle a abandonné la direction de son peuple dans toutes les manifestations de l’Intifada de Jérusalem et a l’impression que les événements l’ont dépassée. Elle a voulu prendre l’initiative en arrêtant plus de 120 personnes depuis mai dernier, afin d’envoyer un message fort : personne, quel que soit son âge, ne peut échapper aux arrestations. »

Un fardeau pour le peuple palestinien

Un sondage mené début juin par le Palestinian Center for Policy and Survey Research et la Fondation Konrad-Adenauer juste après le report des élections par Abbas montre que plus de 56 % des Palestiniens considéraient l’AP comme un fardeau pour le peuple palestinien.  

Selon le membre de l’AP, il n’est pas dans l’intérêt des États-Unis ou des Israéliens de laisser l’AP s’effondrer. Mais il dit anticiper une période très confuse pour l’organisation, rongée par les querelles intestines.

« Le remplacement d’Abou Mazen [Mahmoud Abbas] est source de conflit, mais il y a aussi des querelles concernant les postes ministériels », indique cette source. 

« Aujourd’hui, le Fatah n’est pas uni. Il y a des divisions et beaucoup ne sont pas d’accord avec ce qui se passe sur le terrain, en particulier les arrestations. »

En attendant, a-t-il prévenu, des armes circulent partout en Cisjordanie, sur lesquelles l’AP n’a aucun contrôle.

Juma’a comme Qumsiyya sont persuadés que les Palestiniens ont besoin d’une alternative politique forte pour remplacer l’AP – ou des alternatives préexistantes pour la remettre en cause sérieusement.

« Il se passe tellement de choses et l’AP arrête des Palestiniens. Mais où sont les factions politiques ? Que font-elles pour stopper cela ? », s’interroge Juma’a.

« En Palestine, nous avions l’habitude de nous féliciter lorsque nous étions [libérés] des prisons de l’occupation. Désormais, nous nous félicitons de sortir de nos propres prisons »

– Mohammed Alatar, réalisateur

« L’OLP doit agir et intervenir. Les factions politiques au sein de l’AP doivent démissionner au lieu de lui servir de couverture. »

Le problème, indique Qumsiyya, c’est que les Palestiniens ne pensent avoir que deux options devant eux : le Hamas ou Abbas. 

« Mais ce n’est pas vrai. Nous avons de nombreux choix. De nombreux groupes se présentaient aux élections et, dans l’un d’entre eux, il y avait Nizar Banat lui-même. Il ne faisait pas parti du Fatah ni du Hamas », continue-t-il. 

« Les gens veulent un changement profond, pas uniquement superficiel. Ils veulent qu’Abou Mazen et tout son système disparaissent. »

Parmi les manifestants arrêtés le 23 août, se préparent déjà des projets pour de nouvelles manifestations. 

Les dirigeants palestiniens devraient se retirer poliment ou être renvoyés par le peuple

Après avoir été libéré, le réalisateur Mohammed Alatar a remercié les internautes sur sa page Facebook pour avoir envoyé des messages de soutien au moment de son arrestation.

« En fait, j’ai honte, parce qu’en Palestine nous avions l’habitude de nous féliciter lorsque nous étions [libérés] des prisons de l’occupation. Désormais, nous nous félicitons de sortir de nos propres prisons », écrit-il. 

« J’espère que tout ce bazar cessera bientôt et que nous nous concentrerons à nouveau sur notre mission primordiale, qui consiste à nous délivrer de l’occupation et être libres. »

Puis il a encouragé les Palestiniens à retourner sur la place Manara à Ramallah, théâtre des arrestations de samedi, pour une nouvelle manifestation.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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