Le directeur du Centre du patrimoine mondial de l’Unesco estime, dans un entretien au « Monde », que, parallèlement aux pertes humaines, les dégâts causés par la guerre menée par les Russes sont considérables sur les sites classés.

Propos recueillis par Isabelle Regnier

Le système de marquage du « Bouclier bleu » est déployé pour protéger différents sites et monuments, à Lviv, en Ukraine, le 13  mars 2022.
Le système de marquage du « Bouclier bleu » est déployé pour protéger différents sites et monuments, à Lviv, en Ukraine, le 13  mars 2022. @TIMLEBERRE / TWITTER

Architecte de formation, le Camerounais Lazare Eloundou Assomo dirige le Centre du patrimoine mondial de l’Unesco. Il supervise les opérations de protection du patrimoine en Ukraine mises en place depuis le début de la guerre. Lire aussi : Article réservé à nos abonnés Lazare Eloundou Assomo, un Africain à l’ONU pour sauvegarder les trésors de l’humanité

L’Unesco a mis en ligne une liste de 102 bâtiments à forte valeur patrimoniale qui auraient été endommagés depuis le début de la guerre en Ukraine. Cette liste reflète-t-elle le niveau des pertes subies ?

Pour avoir piloté des opérations de protection du patrimoine dans d’autres pays comme le Mali ou l’Irak, je sais à quel point il est difficile de se faire une idée de l’état des destructions tant qu’on est en guerre. La situation que l’on découvre une fois que l’on peut se rendre sur le terrain est généralement bien plus grave que ce qu’on avait imaginé. Quand on va accéder à Kherson, à Kharkiv, à Marioupol, à Irpin, et à toutes ces villes où la guerre se concentre aujourd’hui, le bilan va s’alourdir considérablement.

En s’en tenant à ce qu’on a recensé jusqu’à présent, l’ampleur du désastre est déjà colossale. C’est quelque chose qu’on n’a pas connu depuis longtemps. Surtout dans un pays dont le patrimoine est si riche… Sept sites sont classés sur la liste du Patrimoine mondial de l’Unesco, dont six sites culturels, la liste indicative – l’ensemble de sites dont l’Ukraine considère qu’elle pourrait un jour demander leur inscription sur la liste du Patrimoine mondial – en compte dix-sept. Mais, au-delà, il y a six cent cinquante musées, des églises médiévales, des cathédrales, des sites archéologiques, des monuments mémoriaux, des palais de la culture, des chefs-d’œuvre de la période constructiviste…

Aucun des bâtiments de la période constructiviste ne figure sur la liste du Patrimoine mondial de l’Unesco, et seulement un, le Derzhprom, à Kharkiv, sur la liste indicative. Les autorités ukrainiennes sont-elles réticentes à valoriser ce patrimoine soviétique ?

Il y a aussi des centres historiques sur cette liste, qui mélangent les époques. Le centre historique de Lviv, par exemple, s’ancre dans le Moyen Age, mais on y trouve des bâtiments datant du XXe siècle… Même chose pour le centre de Tchernihiv, ou pour le port d’Odessa.

Comment fonctionne le « Bouclier bleu », ce système de marquage censé protéger les bâtiments patrimoniaux en cas de conflit armé ?

C’est un outil qui a été imaginé dans le cadre de la convention de La Haye de 1954 pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé. L’Ukraine et la Russie en sont signataires. Le « Bouclier bleu » est un signe qu’on appose sur les bâtiments. C’est un outil dont les pays peuvent s’emparer pour protéger leur patrimoine. Le signe peut être peint, ou collé, plaqué sur une porte, étendu à même le sol… Le principe, c’est le marquage. N’importe qui peut s’en charger. A partir du moment où un bâtiment est marqué, les belligérants sont censés l’avoir vu. Dès les premiers jours de la guerre, nous avons encouragé les autorités ukrainiennes à marquer du « Bouclier bleu » leurs sites et monuments.

Comment ont-elles réagi ?

La priorité était ailleurs au début, ce qui est normal dans une situation de guerre. Il faut d’abord penser à se protéger. Il y a aussi des stratégies militaires à prendre en compte. On peut avoir peur de marquer un bâtiment… Le marquage peut avoir des effets pervers. C’est ce qu’il s’était passé à Dubrovnik, pendant la guerre de Croatie : les bâtiments marqués ont été pris pour cible. Mais les autorités ukrainiennes ont fini par nous donner leur accord. A Kiev, à Lviv, certains bâtiments ont été marqués ; à Odessa, on commence à s’organiser… Pour les villes dont on est sans nouvelle, comme Marioupol, on saura plus tard s’il y a eu des marquages.

Avez-vous une liste des bâtiments marqués ?

Non. Le marquage n’est pas une obligation. On ne nous envoie pas des rapports. Mais demain, si l’on constate qu’un bâtiment marqué a été détruit, ce sera considéré comme une violation du droit international…

Un crime de guerre ?

Si la destruction est intentionnelle, cela peut aller jusqu’à la qualification de crime de guerre. C’est ce qu’il s’est passé au Mali, quand Ahmad Al-Faqi Al-Mahdi a été condamné à neuf ans d’emprisonnement par la Cour pénale internationale (CPI) pour la destruction des mausolées de Tombouctou. C’est la première fois que la destruction du patrimoine était reconnue comme un crime de guerre. A la suite de cette décision de justice, l’Unesco a coopéré avec la CPI pour produire un document de politique générale qui établit un cadre légal pour les destructions de patrimoine.

Quels sont les enjeux de la reconstruction ?

La reconstruction, ce n’est pas seulement des murs à réparer, c’est aussi redonner de l’espoir. C’est un travail de « guérison » que l’on mène avec les communautés, avec les municipalités, qui permet de créer des emplois, de se tourner vers l’avenir… C’est ce que l’on fait aujourd’hui à Mossoul, ce que l’on a fait hier à Tombouctou, ou à Mostar, en Bosnie-Herzégovine…

Il faut mobiliser les ressources financières des Etats membres – pour la reconstruction de Mossoul, par exemple, les Emirats arabes unis et l’Union européenne furent les principaux contributeurs, qui ont respectivement apporté 50 et 38 millions de dollars –, mobiliser de l’expertise technique aussi. Avec les guerres, les professionnels se retrouvent dispersés, certains peuvent être décédés… Il faut faire de la formation, accompagner… Et s’assurer que la reconstruction se fasse dans le respect des normes et des standards internationaux, qu’elle permette de retrouver le dernier état connu des sites et des bâtiments.

Comment faire pour retrouver cet état ?

La reconstruction commence par la documentation de la destruction. Il faut centraliser tout ce qui existe pour réussir à comprendre l’histoire, la logique de la construction, les étapes de modifications… Et pour transmettre ces informations aux générations futures. En Ukraine, il y a une masse importante de documents – beaucoup plus que dans d’autres régions où j’ai travaillé, à Tombouctou, par exemple. Mais notre inquiétude, c’est que les archives ont pu être détruites…

La réunion annuelle du Comité du patrimoine mondial, dont le Centre du patrimoine supervise l’organisation, devait se tenir en juin à Kazan, en Russie, sous présidence russe. Elle vient d’être reportée sine die. Ce revers va-t-il affecter votre travail en Ukraine ?

Le Comité du patrimoine mondial est une instance indépendante, dont le rôle consiste notamment à examiner des sujets tels que les demandes d’inscription sur la liste du Patrimoine mondial. La décision d’ajourner la réunion a été prise collectivement, par les vingt et un Etats membres. Elle n’a aucune incidence sur les mesures d’urgence que nous prenons – en lien avec les professionnels de la culture sur le terrain, avec les autorités ukrainiennes et nos partenaires et donateurs internationaux – pour protéger le patrimoine ukrainien.

Isabelle Regnier

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