L’écrivaine vit désormais en exil : la guerre en Ukraine a rendu la Russie trop dangereuse pour elle. A Paris, elle évoque le passé, le présent et l’avenir, les siens comme ceux de son pays.

Par Isabelle Mandraud

Des membres de l’ONG Memorial harcelés par les forces de l’ordre, à Moscou, le 28 décembre 2021.
Des membres de l’ONG Memorial harcelés par les forces de l’ordre, à Moscou, le 28 décembre 2021. MIKHAIL VOSKRESENSKIY / SPUTNIK VIA AFP

Ses mains s’abattent sur ses cuisses. « Un noir, un blanc ! » Deux pantalons. C’est tout ce que Ludmila Oulitskaïa a pris avec elle en quittant Moscou, quelques jours à peine après le déclenchement de la guerre en Ukraine, décidée par Vladimir Poutine, le 24 février. « Mon fils aîné est arrivé de Londres. Il a une vision large des choses, si large qu’il m’a dit : “Il faut partir tout de suite, c’est invivable ici.” » L’écrivaine et son mari, peintre et sculpteur, ont obtempéré. Ils ont fermé la porte de leur domicile et quitté la Russie, avec deux petites valises de moins de 7 kilos chacune, pour Berlin, puis Paris, où nous l’avons rencontrée.

Ce départ, Ludmila Oulitskaïa ne l’avait pas anticipé. La veille, le 23 février, la romancière russe fêtait ses 79 ans, dans un entre-soi coutumier. Un cercle social restreint, « une intelligentsia moyenne » comme elle dit, limitée depuis toujours à des amis proches issus du monde des sciences et des arts. Biologiste de formation, cette généticienne née en 1943 à Davlekanovo, une modeste bourgade située sur le territoire du Bachkortostan, coincé entre les monts Oural et la Volga, a vite su ce que l’écriture avait de subversif : sa chaire à l’Institut Vavilov de Moscou lui a été retirée au motif que sa machine à écrire servait à la réalisation de samizdats – ces manuscrits clandestins qui se diffusaient sous le manteau, à l’époque soviétique.

Les années Poutine ramènent Oulitskaïa à la case départ

Dès lors, comme nombre de scientifiques, elle est entrée dans la dissidence, dont elle n’est, au fond, jamais sortie. Certes, la chute de l’URSS la libère et lui ouvre les portes du succès avec son premier roman, paru en 1992, Sonietchka (Gallimard, prix Médicis étranger 1996), suivi de bien d’autres, De joyeuses funérailles, Mensonges de femmes, Daniel Stein, interprète (Gallimard, 1999, 2007, 2008), de nouvelles et de pièces de théâtre. Mais les années Poutine la ramènent à la case départ, à cet état où l’on se voit, de nouveau, désigné comme « traître ». C’est encore le cas lorsqu’elle se joint, en 2016, à une manifestation organisée à Moscou par Memorial.

Cette année-là, comme les précédentes, l’ONG russe souhaite récompenser les meilleurs témoignages collectés par des élèves, auprès de leurs propres familles, sur les répressions staliniennes et la seconde guerre mondiale. Mais ce sont des insultes, des jets d’œufs et d’ammoniaque qui attendent Ludmila Oulitskaïa. Son visage est aspergé d’un produit antiseptique vert. Face à elle : un groupe haineux, créé dans l’orbite du Kremlin, dont certains membres portent des uniformes de la Grande Guerre patriotique.

Elle choisit pourtant de détourner le regard sur la militarisation croissante de la société, de ne pas voir les signes avant-coureurs de la tempête ni même d’entendre les discours du pouvoir, qui se radicalisent. « Peut-être est-ce honteux, dit-elle, le cheveu ras comme à son habitude et la voix rauque, mais, depuis mon enfance, j’ai essayé de vivre à l’écart du pouvoir, de l’Etat. » En décembre 2021, la dissolution de Memorial, cofondée par son ami historien Arseni Roginski, décédé en 2017, est un premier choc. La guerre, ce 24 février, une déflagration. « Ça m’a tuée, lance l’écrivaine. Je suis née pendant la guerre, sous Staline, et j’espérais mourir sans avoir vu la prochaine. Bien sûr, il y avait toutes ces petites guerres en permanence, la Tchétchénie, l’Ossétie du Sud… Mais ce qui se passe aujourd’hui est inimaginable. »

L’issue de la guerre en Ukraine et de l’avenir de la Russie ne peut être que politique

« Poutine, poursuit avec abattement Ludmila Oulitskaïa, a toujours eu les mains libres, toutes ces années, il a manœuvré pour repousser les limites, “Est-ce que je peux aller plus loin ?” et, finalement, oui, il peut dissoudre Memorial, annuler l’histoire et en fabriquer une autre. » Désignant du pouce le ciel, elle dit encore : « Il a oublié qu’il est mortel et qu’il devra répondre non devant un tribunal pénal international mais devant un tribunal plus haut encore. Enfin… il fait semblant d’être chrétien. » Elle plisse le nez. Répugne à continuer tant la situation la « dégoûte ». Ajoute quand même : « Avant, on luttait en écrivant, en signant des pétitions avec Sakharov, Soljenitsyne. Aujourd’hui, il existe deux types de lettres, de protestation et de soutien. »

Où sont-ils, alors, ces intellectuels russes que l’on entend à peine, ces « témoins authentiques de leur époque », comme elle les appelait il y a peu encore ? Quelle figure pour dénoncer aujourd’hui l’aberration d’une invasion menée sous couvert d’une lutte contre une « junte nazie » à Kiev ? Les massacres de Boutcha, les crimes de guerre ? Sa réponse a de quoi surprendre : « Navalny, cite, sans l’ombre d’une hésitation, Ludmila Oulitskaïa. Ce n’est pas le même genre, mais il a autant de force et il est comparable par son importance. » L’opposant Alexeï Navalny, de nouveau condamné en mars à neuf ans de détention dans un camp « à régime sévère » éloigné de Moscou, reste pourtant muselé. « J’ai l’espoir qu’il va survivre, comme Mikhaïl Khodorkovski [opposant et ex-oligarque], qui y a passé dix ans – j’y pense beaucoup », maintient Ludmila Oulitskaïa, reconnaissant ainsi implicitement que l’issue de cette guerre et de l’avenir de la Russie ne peut être que politique.

Son cercle d’amis proches s’est disloqué. « Beaucoup sont partis », constate l’écrivaine qui, elle, poursuit, sur les routes de l’exil, la promotion de son nouveau livre, Le Corps de l’âme, dont les mots – « Nous avons vécu nos vies en portant nos chagrins dans nos bras » – vous transpercent. Il y est question d’amies, de petites gens, de rêves, d’un couple de femmes mariées. Dans un pays où l’homophobie tient lieu, aussi, de manifeste présidentiel, l’ouvrage est paru sans encombre : « La censure fonctionne pour les médias, pas pour la littérature. Une seule fois, j’ai reçu une remarque concernant un gros mot que j’ai dû remplacer par un “moyen mot”. » Les livres, dernier espace de liberté, « parce qu’on lit de moins en moins ». Elle rit, un court instant. « Je ne vis plus nulle part, aujourd’hui Paris, demain en Italie, là où on m’invite. J’ai un petit appartement à Berlin, qui deviendra peut-être un lieu de résidence… »

« La langue russe pourra survivre à tout »

Coïncidence ou prescience ? Depuis un an, Ludmila Oulitskaïa s’est plongée dans une autre émigration forcée, commencée il y a tout juste cent ans, en 1922, quand les Russes blancs ont fui Moscou et Saint-Pétersbourg, par Istanbul, déjà, pour rejoindre Paris ou Berlin. Fascinée par leur « double culture », acquise au fil de l’exil, qu’elle compare au plus sûr « vaccin » contre l’autocratie, elle s’attache encore plus au périple de ces migrants, ou de leurs descendants, revenus par la suite dans leur pays. « C’est très important pour moi », confie-t-elle, en secouant la tête.

La guerre, cette guerre, pour Ludmila Oulitskaïa, n’a pas de nationalité. Elle frappe les victimes (ukrainiennes) et le peuple du bourreau (russe). Elle a pris aussi pour prétexte l’usage d’une langue commune, le russe, qu’il faudrait défendre en Ukraine et qui est en réalité instrumentalisée comme une arme. Mais cela, la romancière ne le dit pas. « Je pense que la langue russe pourra survivre à tout. Cette guerre va séparer les deux pays, c’est un processus politique. Elle va créer en Ukraine une culture indépendante de la Russie, abolir cette frontière qui a toujours été floue. Mais Gogol était ukrainien et un grand écrivain russe. » La littérature, comme un dernier espoir, un dernier rempart, pour ne pas sombrer.

Repères

1943 Ludmila Oulitskaïa naît à Davlekanovo. Elle grandit à Moscou.

Années 1960 Etudes de biologie à l’université de Moscou.

1974 Elle doit abandonner sa chaire à l’Institut de génétique

Années 1970-1980 Elle travaille pour le théâtre et la radio, écrit des nouvelles.

1992 Elle publie son premier roman en revue, Sonietchka (Gallimard, prix Médicis étranger 1996).

2001 Un si bel amour et autres nouvelles (Gallimard).

2006 Contes russes pour enfants (Gallimard Jeunesse).

Années 2010 Elle participe à plusieurs initiatives de défense des droits civiques.

2011 Prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes.

2011 Le Chapiteau vert (Gallimard, 2014).

2015 L’Echelle de Jacob (Gallimard, 2018).

2022 Elle s’exile de Russie, après avoir publiquement condamné l’invasion de l’Ukraine.

Isabelle Mandraud

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