Par Raphaëlle Bacqué (Pointe-à-Pitre, Guadeloupe, envoyée spéciale)

Publié le 11 décembre 2021 à 04h55, mis à jour hier à 16h02

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Enquête Le poumon économique de la Guadeloupe, étouffé par les dettes, se vide et se dégrade. Au grand dam de son nouveau maire, qui n’a pas les moyens financiers de réagir.

La plupart des touristes ignorent totalement la catastrophe. Arrivés à l’aéroport de Pointe-à-Pitre, ils filent directement vers les plages et les grands hôtels du Gosier ou de Sainte-Anne, d’où l’on peut croire la Guadeloupe un éternel paradis de palmiers plongeant dans une eau bleu céladon. Il en va de même pour ceux qui débarquent pour quelques heures des gros bateaux de croisière – « les perles des Antilles en huit jours pour quelque 3 500 euros ». Bien encadrés par le personnel des agences de voyage, ils sont directement conduits au marché aux Epices, au cœur de la ville. Entre les bâtons de vanille et les noix de muscade, qui voit les rues inondées par d’intempestives fuites d’eau ? Quel vacancier remarque l’herbe poussant sur les trottoirs défoncés ? Lequel pourrait imaginer que, si aucun ouvrier ne semble travailler sur le chantier du Centre des arts et de la culture, juste en face de la mairie, c’est que les travaux ont été abandonnés depuis… douze ans ?

Place de la Victoire. Pointe-à-Pitre, Guadeloupe, Jeudi 2 décembre 2021 – 2021©Jean-Claude Coutausse pour Le Monde

Lorsque la nuit tombe, à 18 heures, plongeant la ville dans une épaisse pénombre, faute d’éclairage public suffisant, la plupart des touristes sont repartis vers leur bateau. « Les prostituées venues de Saint-Domingue apparaissent alors, décrit Marlène Mélisse-Miroite, longtemps élue socialiste à la mairie de Pointe-à-Pitre. De très jeunes filles, parfois âgées de 15 ou 16 ans, puis, au fur et à mesure que l’on s’enfonce dans le quartier de Carénage, des femmes plus mûres et imposantes. » Elles sont là, en effet, qui attendent, assises sur des chaises en plastique, le long de la route qui traverse ce quartier pauvre de la ville. Les grèves et les barrages qui ont paralysé la Guadeloupe, ces dernières semaines, en protestation contre l’obligation vaccinale des soignants de l’île, n’ont rien changé à l’affaire. Qui pourrait croire que ces rues sombres bordées de façades lézardées sont celles de la capitale économique d’un département français d’outre-mer ?

« Je suis à la tête d’une ville en faillite », soupire Harry Durimel, dans son bureau de l’hôtel de ville. Car le préfet de la Guadeloupe, après avoir constaté que la municipalité de Pointe-à-Pitre n’avait pas adopté son budget, vient tout juste de saisir la chambre régionale des comptes afin qu’elle formule, comme elle le fait désormais chaque année, des solutions. Que la ville ne parvient pas à suivre.

Le centre des Arts et de la Culture de Pointe-à-Pitre fermé pour travaux depuis treize ans a été investi par le collectif d’artistes “Rézistans” qui demande des comptes sur l’utilisation du financement. Jeudi 2 décembre 2021 – 2021©Jean-Claude Coutausse pour Le Monde
Angle de la place de la Victoire et de la rue Bébian. Pointe-à-Pitre, Guadeloupe, dimanche 4 décembre 2021 – 2021©Jean-Claude Coutausse pour Le Monde

Cet avocat écologiste – Harry Durimel a fondé les Verts Guadeloupe – a été parmi les premiers à dénoncer la contamination au chlordécone des bananeraies et à avoir porté plainte, en 2003, contre l’Etat pour l’utilisation de cet insecticide qui a empoisonné la nature et les hommes. Polyglotte, épris de justice, il a été élu maire de Pointe-à-Pitre en 2020, succédant à la famille Bangou, Henri, d’abord, un communiste élu de 1965 à 2008 avant de laisser la place à son fils, Jacques, communiste rénovateur, révoqué en 2019 en raison d’un déficit abyssal de la municipalité de 78 millions d’euros.

Déficit abyssal

A le voir ainsi, à la fois incisif et accablé, assis sous un tableau représentant une ardente Marianne antillaise, on mesure l’ampleur des difficultés quotidiennes auxquelles il est confronté. C’est un homme cultivé, énergique et… sans aucune marge de manœuvre financière. « Les électeurs ne veulent plus aller voter, mais attendent tout d’élus qu’ils croient pourtant unanimement corrompus, cingle-t-il. Mais je ne vois pas ce qu’il y aurait à voler quand la ville doit faire face à 18 millions de factures impayées, un déficit qui tourne autour de 75 millions d’euros et une capacité d’autofinancement négative ! »

Rue Frébault. Pointe-à-Pitre, Guadeloupe, Jeudi 2 décembre 2021 – 2021©Jean-Claude Coutausse pour Le Monde

Un seul exemple d’une gestion passée hasardeuse ? Ces fameux lampadaires qui ne marchent pas. Le 13 janvier 2011, la ville de Pointe-à-Pitre avait signé un partenariat public-privé (PPP) avec la société S6P. Le contrat devait permettre de financer la construction et la maintenance d’éclairages publics, de feux tricolores, ainsi que d’un système de vidéosurveillance, pour un montant global de plus de 30 millions d’euros. Sauf que la ville n’a pu honorer ses créances à partir de 2015 et s’est retrouvée condamnée à payer 3,5 millions d’euros, auxquels s’ajoutent quelque 2 millions d’euros d’intérêt, à la Société générale de banque aux Antilles. L’enquête : Article réservé à nos abonnés Les Antilles empoisonnées pour des générations

Harry Durimel, 64 ans, est d’autant plus exaspéré que la ville avait déjà dépensé 17 millions d’euros dans ce PPP, en vain. Car rien ne fonctionne : l’éclairage public est défaillant dans la plupart des quartiers de la ville, les feux tricolores sont pour partie inexistants et la vidéosurveillance est très aléatoire. « 17 millions dépensés plus 5 millions résultant de la condamnation du tribunal, soit 22 millions. C’est cher payé pour une ville plongée dans les ténèbres, non ? », calcule-t-il avec amertume.

« Les classes moyennes sont parties »

Et les dossiers s’accumulent. La caisse des écoles ? Les sommes détournées creusant son déficit avoisineraient le million d’euros. Ce fameux Centre des arts et de la culture, qui aurait dû être entièrement rénové il y a douze ans et dont le chantier est à l’arrêt ? « Le prix des travaux est passé de 16 à 39 millions d’euros en pure perte », poursuit le maire. La livraison du bâtiment rénové, initialement prévue pour 2015, n’a cessé d’être reportée jusqu’à être totalement interrompue, après la faillite de plusieurs des entreprises chargées du projet. En 1990, le grand Miles Davis était pourtant venu y donner trois inoubliables concerts, lors du festival Jazz à Pointe-à-Pitre, programmé par Jacques Césaire, le fils du poète martiniquais Aimé Césaire. Aujourd’hui, l’auditorium est parsemé de gravats de béton et il faut un effort d’imagination pour imaginer la foule de mélomanes et de danseurs qui s’y pressaient autrefois.

Boulevard Chanzy. Un restaurateur installe son propre éclairage électrique devant son établissement, car celui de la ville ne fonctionne plus depuis longtemps. Au fond, les batiment de la poste et de la CAF. Pointe-à-Pitre, Guadeloupe, samedi 4 décembre 2021 – 2021©Jean-Claude Coutausse pour Le Monde

Des artistes se sont pourtant installés dans cette friche, peignant les murs et tentant de faire revivre tant bien que mal ce qui était l’unique lieu institutionnel de culture de la ville. « Nous sommes entre cent et cent cinquante à animer ce lieu », assure Yelena Urcel, une jeune peintre guadeloupéenne, en montrant les fresques colorées qui égaient cette jungle de béton. Quelques spectacles de danse et de théâtre ont eu lieu, bientôt freinés par les confinements et l’épidémie de Covid-19, qui n’épargne pas une population bien plus rétive à la vaccination qu’en métropole – moins de 35 % de Guadeloupéens ont un schéma vaccinal complet contre 90 % en métropole.

Face à de telles difficultés, les Guadeloupéens les plus aisés choisissent le plus souvent de vivre en périphérie de Pointe-à-Pitre. Ils espèrent échapper ainsi à la délinquance et au trafic de drogue dont les dégâts peuvent se mesurer à l’œil nu, dans certains quartiers du centre-ville, où circulent des hommes ravagés par le crack. Chaque année, depuis le milieu des années 1990, les habitants quittent d’ailleurs un peu plus cette sous-préfecture de 2,7 kilomètres carrés – la plus petite de France – qui n’abrite désormais que quelque 14 000 personnes, quand on en comptait le double en 1967.

Le centre des Arts et de la Culture de Pointe-à-Pitre fermé pour travaux depuis treize ans a été investi par le collectif d’artistes “Rézistans” qui demande des comptes sur l’utilisation du financement. Jeudi 2 décembre 2021 – 2021©Jean-Claude Coutausse pour Le Monde
Boulevard Chanzy. Pointe-à-Pitre, Guadeloupe, Jeudi 2 décembre 2021 – 2021©Jean-Claude Coutausse pour Le Monde

Les lois de défiscalisation en outre-mer, notamment la loi Pons, votée en 1986 – elle permettait de défiscaliser la construction de logements neufs, ainsi que les investissements dans les secteurs du tourisme ou de l’industrie, et qui a donné lieu à d’innombrables dérives profitantessentiellement aux plus grosses fortunes –, y sont pour beaucoup. Elle a entraîné l’explosion de la grande distribution, dominée par une demi-douzaine de familles. Celles-ci ont ouvert en périphérie d’affreux hypermarchés bourrés de produits industriels importés – la malbouffe américaine est partout – vendus à des prix prohibitifs, qui exaspèrent les Guadeloupéens, écrasent les maraîchers locaux et concurrencent sérieusement la cuisine créole. Rien qu’autour de Pointe-à-Pitre, trois vastes centres commerciaux se sont installés aux portes de la ville. Asséchant littéralement le commerce de centre-ville. Lire aussi : Guadeloupe : « C’est toujours le “système débrouille” qui marche aux Antilles »

« La population a changé à partir de là, se défend l’ancien maire, Jacques Bangou, accusé d’avoir creusé, tout au long de ses onze années de mandat, des déficits déjà installés du temps du règne municipal de son père. Les classes moyennes sont parties, remplacées par des immigrés qui vivent de minima sociaux, et la ville a perdu une partie importante de ses ressources. » Trente ans après la construction des premières cités de transit, dans les années 1960, il a fallu détruire ces quinze dernières années quelque 1 500 logements sociaux pour en reconstruire tout autant. C’est là que vivent souvent ces Haïtiens, qui, malgré un racisme persistant à leur endroit, maintiennent ouverts bon nombre de commerces. Sans eux, Pointe-à-Pitre se transformerait en ville morte certains dimanches.

Carcan administratif

Idéalement placée au centre de la Guadeloupe, à la jointure entre la Grande-Terre et la Basse-Terre, ces deux ailes de papillon qui constituent la physionomie si particulière de l’île, située face à la rade ouverte sur la mer des Caraïbes, Pointe-à-Pitre vit dans un carcan administratif qui l’empêche de toucher un centime du port autonome ou de la marina, où sont amarrés yachts luxueux et bateaux de plaisance. Elle ne bénéficie pas non plus de l’argent des communes voisines comme Le Gosier, qui dispose de son propre port de plaisance, doté de 1 200 anneaux, d’un casino et de deux hôtels quatre étoiles. « Or, poursuit Jacques Bangou, Pointe-à-Pitre prend en charge les besoins d’une population qui vient y travailler sans y habiter. »

Place de la Victoire. Pointe-à-Pitre, Guadeloupe, Jeudi 2 décembre 2021 – 2021©Jean-Claude Coutausse pour Le Monde

A l’ensemble de ces maux s’ajoute, selon son successeur, Harry Durimel, un clientélisme qui continue de grever les finances de sa commune, clientélisme dont il rend responsable à la fois son prédécesseur et « le système Michaux-Chevry », du nom de cette ancienne secrétaire d’Etat à la francophonie de Jacques Chirac, décédée en septembre, après avoir régné sur la Guadeloupe pendant près de quarante ans, quelques mois après avoir été condamnée, en 2020, pour favoritisme dans l’attribution d’un marché public et pour non-respect du code de l’environnement – elle n’avait pas contrôlé la production et la distribution d’eau en zone polluée par le chlordécone. « Nous avons 700 agents municipaux, il en faudrait moitié moins pour s’en sortir, assure ainsi le nouvel élu. Seulement, avec 700 agents, vous vous assurez 2 100 voix automatiquement, chaque agent apportant au moins 3 voix de sa famille… Combien de communes de la Guadeloupe fonctionnent ainsi ? » Lire aussi Article réservé à nos abonnés Guadeloupe : le président de la région dans la tourmente judiciaire avant les élections

Ces dernières semaines, ce militant de l’identité guadeloupéenne, qui s’agace de voir la plupart des emplois de magistrats ou de hauts fonctionnaires encore tenus par des Blancs venus de métropole, a bien dû se rendre à l’évidence : la grève et les barrages qui ont paralysé l’île n’ont pas modifié fondamentalement les choses. La révolte contre le passe sanitaire est bientôt devenue une révolte contre la vie chère, le chômage des jeunes et cet Etat français, à la fois vilipendé et toujours invoqué comme recours.

Place de la Victoire et de la rue Bébian. Pointe-à-Pitre, Guadeloupe, samedi 4 décembre 2021 – 2021©Jean-Claude Coutausse pour Le Monde

« Mais ce n’était certainement pas un mouvement révolutionnaire et les plus enragés ont plutôt fait brûler des petits commerces ou des voitures, remarque Harry Durimel. Comme si les maux de la Guadeloupe disaient d’abord quelque chose de nous : il n’y a pas encore de volonté de prendre le pays en main. » A Pointe-à-Pitre, une nuit, la pâtisserie Renée, l’une des plus courues de la ville, a été dévastée. Mais, alentour, aucune des grandes propriétés détenues par les Blancs de métropole ou les békés, ces créoles descendants de colons, n’a sauté. Raphaëlle Bacqué Pointe-à-Pitre, Guadeloupe, envoyée spéciale

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