Trois semaines avant le premier tour de l’élection présidentielle, à laquelle il ne pouvait pas se présenter, le chef de l’État sénégalais a reporté le scrutin sine die. Une partie de l’opposition, vent debout, parle d’une « régression démocratique » inédite.

Rémi Carayol

5 février 2024 à 12h37

En Afrique de l’Ouest, on connaissait les coups d’État militaires, qui se sont multipliés ces dernières années. On connaissait les coups d’État constitutionnels, lorsque le président en exercice modifie la Loi fondamentale pour s’affranchir de la règle limitant le nombre de mandats consécutifs : c’est ainsi qu’Alpha Condé en Guinée et Alassane Ouattara en Côte d’Ivoire, pour ne citer que les derniers exemples, se sont maintenus au pouvoir. Parlera-t-on, désormais, de coups d’État institutionnels ? Selon plusieurs juristes, ce qu’il se passe au Sénégal depuis le samedi 3 février en a tout l’air.

Le pays s’apprêtait à entrer en campagne électorale le lendemain, dimanche 4 février. Celle-ci devait durer trois semaines, jusqu’au premier tour de l’élection présidentielle, fixé au 25 février. Mais le président sénégalais, Macky Sall, qui ne pouvait pas se représenter en raison de la limite du nombre de mandats, en a décidé autrement. Samedi, il a annoncé le report sine die de l’élection. Raison invoquée : « Un différend entre l’Assemblée nationale et le Conseil constitutionnel, en conflit ouvert sur fond d’une supposée affaire de corruption de juges. »

Lundi matin, plusieurs sources évoquaient un report de six mois, voire d’un an. Macky Sall a tenu à rappeler « [son] engagement solennel à ne pas [se] présenter ». Mais son mandat arrivant à échéance le 2 avril, plusieurs observateurs craignent un vide juridique à venir.

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Une route bloquée par des barricades en feu lors de manifestations des partis d’opposition à Dakar, le 4 février 2024. © Photo Seyllou / AFP

« À partir du 2 avril, le président ne sera plus légalement considéré comme le président du Sénégal, il exercera un pouvoir de fait », a averti sur TV5 Maurice Soudieck Dione, chercheur en science politique et professeur à l’université Gaston-Berger de Saint-Louis. Une première dans un des rares pays du continent à n’avoir jamais connu de coup d’État militaire, et dont la seule véritable crise institutionnelle remonte à 1962, lorsque, deux ans après l’indépendance, le président Léopold Sédar Senghor avait instrumentalisé l’armée et le Parlement pour se débarrasser du président du Conseil des ministres, Mamadou Dia.

« À bien des égards, estime Ousmane Diallo, chercheur au bureau régional de l’ONG Amnesty International pour l’Afrique de l’Ouest et centrale, cette décision constitue un coup d’État institutionnel par son caractère unilatéral et anticonstitutionnel. » Sur RFI, Babacar Gueye, professeur de droit constitutionnel à l’université Cheikh-Anta-Diop de Dakar, a rappelé que le président ne s’est appuyé sur « aucune base juridique valable » pour suspendre le processus électoral.

Un dauphin qui ne fait pas l’unanimité

Pour comprendre comment on en est arrivés là, il faut revenir quelques mois en arrière. Le 3 juillet 2023, après avoir laissé planer le doute pendant des années, et malgré l’insistance d’une partie de ses proches, Sall (élu en 2012 et réélu en 2019) annonce qu’il ne briguera pas de troisième mandat. La Constitution, qui limite à deux le nombre de mandats successifs, l’en empêche, même si son entourage argue que la révision constitutionnelle adoptée en 2016 a remis les compteurs à zéro.

Dès lors, il lui faut se trouver un dauphin, un dossier laissé en friche pendant des années. Les candidat·es sont légion au sein de la coalition au pouvoir, Benno Bokk Yakaar (BBY), mais aucun·e ne s’impose naturellement. En septembre, le président tranche en faveur d’Amadou Ba, son premier ministre depuis un an.

Ce technocrate, issu de l’administration fiscale, a été successivement ministre de l’économie de 2013 à 2019, et ministre des affaires étrangères de 2019 à 2020. Il jouit d’une belle cote à l’international, mais ne dispose d’aucune base électorale solide dans le pays, et il ne fait pas l’unanimité au sein du parti présidentiel, l’Alliance pour la République (APR).

Très vite, des caciques du régime lui mettent des bâtons dans les roues – et notamment des membres du premier cercle de la femme du président, Marième Faye Sall, très influente. Mais surtout, sa candidature semble ne pas prendre dans le pays. Bien qu’officiellement interdits, les sondages diffusés « sous le manteau » confirment l’impression qu’il aura du mal à l’emporter.

« Selon différentes enquêtes, il n’avait aucune chance de gagner dès le premier tour, il ne dépassait jamais la barre des 50 % », souligne un sondeur ayant requis l’anonymat. Or un second tour au Sénégal est souvent synonyme de grand danger pour le pouvoir en place. Macky Sall en sait quelque chose, lui qui l’a emporté au second tour en 2012 face au président sortant, Abdoulaye Wade.

Contre l’opposant Ousmane Sonko, l’arme de la justice 

Comme d’autres pays de la région, le Sénégal est en proie à une vague de dégagisme, incarnée par l’ascension fulgurante d’Ousmane Sonko. En quelques années, cet ancien inspecteur des impôts, apparu sur la scène publique en 2014 en tant que lanceur d’alerte dénonçant des irrégularités dans l’attribution de permis d’exploration pétrolière, s’est façonné une image d’incorruptible et a développé un discours « antisystème » qui séduit nombre de Sénégalais·es.

À la tête du Pastef (Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité), Sonko gagne en popularité. Début 2022, il est élu maire de sa ville, Ziguinchor, et certains de ses proches l’emportent dans des villes de la banlieue de Dakar. Pour Sall, et plus largement pour le monde des affaires, il représente une menace.

Comme avant l’élection de 2019, lorsque les deux principaux opposants, Karim Wade (le fils d’Abdoulaye Wade) et Khalifa Sall, avaient été empêchés de se présenter après avoir été condamnés à des peines de prison (le premier pour enrichissement illicite, en 2015 ; le second pour escroquerie sur les deniers public, en 2018), le régime va mobiliser la justice pour s’en débarrasser.

Sonko sera condamné à deux reprises en 2023 : en mai pour diffamation et injures publiques dans une affaire l’opposant au ministre Mame Mbaye Niang ; et en juin pour corruption de la jeunesse, à la suite d’une plainte pour viols déposée par une jeune femme, Adji Sarr.

Cette deuxième condamnation a débouché sur des manifestations violemment réprimées et, dans la foulée, à la dissolution par voie administrative du Pastef. Ces condamnations ont en outre abouti à l’inéligibilité de Sonko pour une durée de cinq ans. En janvier dernier, le Conseil constitutionnel a donc rejeté sa candidature.

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En éliminant son principal opposant, Macky Sall pensait avoir fait le plus dur. Mais deux écueils se sont imposés à lui ces dernières semaines. D’abord, la cote du Pastef n’a pas décliné : le plan B du mouvement, Bassirou Diomaye Faye, autorisé à se présenter bien qu’il soit lui aussi en prison depuis plusieurs mois, accusé d’« atteinte à la sécurité de l’État, appel à l’insurrection et association de malfaiteurs », est en bonne position dans les sondages. « Sa victoire est de l’ordre du possible », indique le sondeur cité plus haut. Un scénario cauchemardesque pour Macky Sall, mais aussi pour la France qui, après avoir été évincée de plusieurs pays de la région, s’inquiète du discours anti-impérialiste de Sonko.

Ensuite, le propre plan B de Sall est tombé à l’eau. Depuis plusieurs mois, le président s’était rapproché de son ancien adversaire, Karim Wade. Les deux hommes se connaissent bien pour avoir travaillé auprès d’Abdoulaye Wade dans les années 2000. Ils sont issus de la même famille libérale.

Exilé au Qatar depuis 2016 après avoir été gracié, Wade, qui n’a jamais purgé sa peine, a été réhabilité à l’issue d’un dialogue national organisé en juillet dernier. Il était donc libre de se présenter à l’élection, au nom du Parti démocratique sénégalais (PDS). « Le plan était le suivant : en cas de second tour, Ba et Wade faisaient alliance face au Pastef », précise un proche de Sall sous couvert d’anonymat. Mais le 20 janvier, le Conseil constitutionnel en a décidé autrement : il a invalidé la candidature de Wade, en raison de sa double nationalité franco-sénégalaise.

Une « régression démocratique sans précédent »

Pour être éligible, il faut être exclusivement de nationalité sénégalaise. Or Wade, selon un décret signé par le premier ministre français, Gabriel Attal, n’a officiellement renoncé à sa nationalité française que le 16 janvier 2024, soit trois semaines après le dépôt de sa candidature. Le Conseil constitutionnel a estimé qu’il avait commis un parjure et décrété sa candidature irrecevable.

Stupeur au sein du PDS, qui accuse deux juges d’avoir été corrompus et qui soupçonne Amadou Ba de « collusion » avec le Conseil. « Le processus est biaisé, c’est un scandale », dénonce un cadre du parti, qui rappelle qu’une autre candidature, celle de Rose Wardini, a été validée, bien qu’elle possède elle aussi la nationalité française (soupçonnée de parjure, elle a été placée en garde à vue vendredi). Stupeur aussi au palais présidentiel, où le scénario « catastrophe » d’une élection de Bassirou Diomaye Faye devient dès lors plus que plausible.

Très vite, les rumeurs d’un report circulent. Le 31 janvier, elles prennent corps lorsque les député·es, au cours d’une session tendue, approuvent la création d’une commission d’enquête visant le Conseil constitutionnel. Cette commission est à l’initiative du PDS. Mais elle n’aurait jamais vu le jour sans le soutien de la majorité. Ce jour-là, de nombreux élus de BBY votent pour. Trois jours plus tard, Macky Sall met en avant ces soupçons qui pourraient « gravement nuire à la crédibilité du scrutin en installant les germes d’un contentieux pré et post-électoral », pour expliquer sa décision.

Un « prétexte », estime Ousmane Diallo, pour qui le président cherche à gagner du temps afin de trouver un nouveau candidat et de s’assurer la victoire. Cette situation « a été construite de toutes pièces par la majorité, en complicité avec le PDS, en violation totale de la Constitution », abonde Maurice Soudieck Dione, qui parle d’une « crise factice ».

De fait, en prétextant vouloir éviter une crise institutionnelle, Sall prend le risque d’en ouvrir une autre, politique et sociale, bien plus profonde. Cette annonce a suscité un grand émoi dans le pays. Plusieurs figures de l’opposition, dont l’ancienne première ministre Aminata Touré, ont dénoncé une « régression démocratique sans précédent » et ont appelé à se mobiliser. Dimanche, à Dakar, une manifestation a été dispersée par les forces de l’ordre à coups de gaz lacrymogène. Depuis trois ans, la répression de tous les mouvements de contestation a été féroce. Selon Amnesty International, au moins 56 personnes ont été tuées durant des manifestations entre mars 2021 et août 2023.

Rémi Carayol

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