Mamadou et Kuokam ont tous les deux été envoyés au bled par leurs parents, l’un au Sénégal, l’autre au Cameroun. Retour au bled, ou comment apprendre à observer, décentrer son regard, et à mieux se connaître. Récits initiatiques.

Mamadou avec l'un de ses cousins, lors de son séjour au Sénégal, en 1999
Mamadou avec l’un de ses cousins, lors de son séjour au Sénégal, en 1999

https://www.franceculture.fr/emissions/les-pieds-sur-terre/les-pieds-sur-terre-emission-du-lundi-13-septembre-202

“Des fois, je me demande : qu’est-ce que je serais devenu si j’étais pas allé au bled ?”

Mamadou, 37 ans, est animateur socio-culturel. Il est également photographe. “Pur produit du 93”, il grandit à Aulnay-sous-Bois. Son père quitte le “bled” sénégalais dans les années 1970 pour s’installer en France. Une fois au collège, Mamadou vit une scolarité assez turbulente, et se bagarre avec les enfants du quartier. Un jour, il a une altercation avec sa prof de français et reçoit un avertissement. Son père décide alors de l’envoyer au bled, comme pour le punir. Le premier janvier 1999, Mamadou part pour le bled.

J’avais les yeux remplis de larmes. […] Et j’ai tous mes gars qui sont venus me voir, me dire au revoir, avec mes darons. […] Et je suis parti. Mamadou

Il part pour le Sénégal avec l’un de ses oncles, et un autre frère de son père l’accueille à Dakar, avant de partir pour Bakel, où il est déjà allé avec sa mère et ses frères et sœurs, quand il avait dix ans. Mais cette fois, il est seul, sans sa famille.

Franchement, au départ, je me disais : “Mais où je suis tombé ?” […] En géographie, on nous parlait de l’Afrique juste pour nous dire que l’Afrique, c’était le continent le plus pauvre du monde, mais que par contre, en terme de richesse dans le sol, il y avait tout ce qu’il fallait, qu’il y avait la fuite des cerveaux, la disette. Toutes ces histoires-là, on nous a appris ça, assimilé à l’Afrique. Mamadou

Photo prise par Mamadou au Sénégal, en 2014
Photo prise par Mamadou au Sénégal, en 2014

Il y retrouve sa grand-mère, sa famille, ses cousins. https://a248a9f8bcd594b6f1505076af6cd7de.safeframe.googlesyndication.com/safeframe/1-0-38/html/container.html

Quand je suis allé au village, au village il y avait pas d’électricité. […] Déjà le soir, quand je me suis couché, place à un tapis d’étoiles dans le ciel, rien que ça je me rappelle, j’ai pété les plombs. Mais c’est quoi toutes ces étoiles ? Mamadou

Le lendemain matin, Mamadou va à l’école, et découvre des classes de cinquante élèves.

Franchement, moi, je crois que mes plus grosses dingueries, c’est au bled que je les ai faites, c’est même pas ici avant que je parte. Mamadou

Photo prise par Mamadou au Sénégal, en 2014
Photo prise par Mamadou au Sénégal, en 2014

Mamadou est confronté à des réflexions qui l’étonnent, et renvoyé au fait qu’il est “un petit Français du 93”.

J’avais eu droit à des phases bizarres, genre : “Nous, les Sénégalais, on a tété le sein de nos mères, donc du coup on est des hommes forts, et vous les enfants de France, vous avez bu le lait Blédina, donc vous êtes mous, vous êtes fatigués, dès qu’il fait chaud vous tombez par terre, dès qu’un truc vous pique, vous tombez malades”. A un moment, il a fallu que je leur montre que non, je suis comme vous, les gars. Mamadou

Pour Mamadou, ces réflexions créent une sorte d’errance intérieure, de quête, à la recherche de son identité. D’un naturel solitaire, introspectif, Mamadou en vient à se poser des questions qu’il n’a jamais formulées auparavant.

Je me suis dit : ok, si je suis pas un mec de France, si je suis pas un mec du bled, au moins, moi, je suis un mec 93, […] parce que c’est ici que j’ai grandi, c’est ici que je suis né. J’avoue, je peux pas dire que je me sens français. Ça, c’est mentir. Mais en tout cas, je suis né en France. Je suis né dans le 93. […] J’ai mes papiers, j’ai les mêmes droits que Paul, que Jacques. Mon pays, c’est la cité. Mamadou

Photo prise par Mamadou au Sénégal, en 2014
Photo prise par Mamadou au Sénégal, en 2014

Mamadou est étonné de découvrir que le programme du cours d’histoire n’est pas le même que celui qui lui a été enseigné en France.

J’étais choqué parce que je me suis dit : en France, on nous parle jamais de ça. On nous dit pas qu’en Afrique il y avait des royaumes de fous qui s’étaient structurés, que ça communiquait, que la route de Chine, elle allait pas en Europe, elle s’arrêtait à la pointe du Maghreb. […] On a une histoire, en fait, clairement. […] Connaître son histoire, ça a du bon, parce que tu sais d’où viennent tes parents, tu sais d’où vient ta culture. Et forcément, tu es mieux préparé pour l’avenir. Mamadou

Les premiers mois au bled sont les plus difficiles, car Mamadou se sent arraché à son cadre de vie quotidien. Il en profite pour observer ce qui se passe autour de lui, les gens et les coutumes, pour mieux comprendre ce nouvel environnement. C’est ainsi qu’il développe son goût pour la photographie.

Je voulais montrer à mes frères et mes sœurs comment moi je vis ici. Et du coup ma mère m’a envoyé des appareils photo. […] Ce travail de mémoire, moi, j’ai toujours voulu le faire, parce que je pense que c’est important dans le temps, dans la courbe du temps, que, à un moment précis, ma vie – en tout cas, pas la vie des autres, la mienne -, que je puisse la documenter. Mamadou 

Photo prise par Mamadou au Sénégal, en 2014
Photo prise par Mamadou au Sénégal, en 2014

Peu à peu, Mamadou s’intègre à la vie du bled, s'”adapte”, s'”acclimate”, au point de ne plus être identifié comme français par les personnes qu’il croise, et d’être reconnu par les habitants du bled comme l’un des leurs. Il est même un peu triste quand le moment de rentrer en France arrive enfin. 

Ça a été très, très dur, mais franchement, là, aujourd’hui, je pense que c’est la meilleure chose que mon père ait pu faire, c’est m’envoyer au bled. C’est ça qui a nourri mon envie de découvrir un peu les autres pays, découvrir les autres cultures, de parler avec les gens. Parce que, des fois, je me demande beaucoup : qu’est-ce que je serais devenu si j’étais pas allé au bled ? […] Franchement, c’était vraiment une expérience extraordinaire. J’ai beaucoup appris de ce voyage, et même là encore aujourd’hui, j’ai 37 ans, des fois, je me dis : mais en fait heureusement je suis parti au bled. Mamadou 

“Le projet que j’avais, c’était de développer le hockey au Cameroun. […] C’était un rêve de gosse.”

A quinze ans, Kuokam fait un stage de perfectionnement de rink hockey, et regarde un match qui oppose la France à l’Angola. C’est pour lui un choc. 

Je tombe des nues, je vois une équipe africaine. […] Avec l’éducation que j’avais, qui était totalement panafricaniste, je vois l’Angola et je m’identifie. […] Je vois des Africains qui jouent. […] Je suis complètement en admiration, parce que c’est un sport où il y a pas beaucoup d’Africains au quotidien, et j’étais toujours le seul Africain à jouer au hockey, la seule personnes d’origine africaine à jouer au hockey partout où je passais. […] Je commence à en rêver – imagine des Camerounais qui jouent … Kuokam

Seul problème, il n’y a pas d’équipe du Cameroun. Une fois devenu adulte, Kuokam décide de créer des sélections africaines, “une équipe panafricaine”, qui pour lui porte un symbole très puissant. Au milieu des années 2000, il récupère du matériel de hockey, et part au Cameroun pour y lancer le rink hockey, en commençant par des sessions d’initiation. En 2017, il est embauché au Cameroun pour organiser un stage pour enfants.

Sur l’été 2017, j’ai plus de cent gamins qui patinent au Cameroun, donc, en gros, on est parti d’un sport où il y avait zéro personne à plus de cent personnes qui ont essayé. […] Donc pour moi, c’était une réussite, c’était génial, j’adorais ça. J’étais déjà en train de rêver. C’était la suite de mon rêve. C’est une concrétisation de mon rêve. […] C’est là où on m’a pris au sérieux de part et d’autre, et j’ai vu le regard changer […], les mêmes personnes, des personnes qui étaient vraiment moqueuses, du jour au lendemain, ont changé, que ce soit d’un côté de la Méditerranée comme de l’autre. Kuokam

Le projet de Kuokam au Cameroun
Le projet de Kuokam au Cameroun

Kuokam se rend compte que son parcours suscite de l’admiration, et qu’il montre là un exemple, qui peut être suivi et reproduit par d’autres. Il souligne néanmoins la difficulté qu’il y a à naviguer entre deux pays, la France et le Cameroun, et entre deux cultures très différentes. 

Le pays est très différent et il faut faire l’effort, il faut faire l’effort d’aller le connaître, d’aller partout, de connaître tous les environnements, tous les milieux. Kuokam

Aujourd’hui basé à Lyon, Kuokam gère à distance son projet de rink hockey, et fait tout pour qu’il prenne de l’ampleur. 

J’ai réussi à combiner ma passion avec l’Afrique, avec mes idéaux, avec ce que je voulais faire en Afrique, avec le fait de rentrer en Afrique. Et donc, du coup, j’ai réussi à réunir les deux, et c’est ce que je souhaite à tout le monde, tous ceux qui veulent à un moment donné rentrer dans leur pays d’origine. Kuokam

Le projet de Kuokam au Cameroun
Le projet de Kuokam au Cameroun

Pour aller plus loin :

Le site de photographie de Mamadou

Reportage : Aladine Zaïane

Réalisation : Anne Depelchin

Merci à Mamadou, Kuokam et Malick Sylla.

La chanson de fin est “Trouble behind” de Victor Solf.

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