Alors que le Conseil constitutionnel se prononce le 25 janvier sur le texte voté fin décembre, l’écrivain sénégalais, Goncourt 2021, pointe dans un texte pour Mediapart le risque de cette « loi indigne » : « Constituer des catégories de bons et de mauvais étrangers. »

Mohamed Mbougar Sarr

25 janvier 2024 à 06h57

Je suis venu en France en 2009 pour y commencer mes études supérieures. On m’a souvent demandé pourquoi j’avais choisi ce pays plutôt qu’un autre afin de poursuivre mon chemin dans la vie. J’invoquais, entre maintes raisons, de grands vocables aux pesantes majuscules : Littérature, Humanisme, Philosophie, République, Lumières, Droits de l’Homme, Égalité. Je n’ignorais pas, pour être né et avoir grandi sur une terre où elles avaient eu cours et laissé de profondes cicatrices, les atrocités que la France avait commises au nom de ces nobles emblèmes et principes ; mais je ne voulais pas juger tout un pays − un pays qui m’accueillait pour me former − en le réduisant à son passé ensauvagé et criminel.

J’arrivai donc à Compiègne. Il ne fallut pas un trimestre pour que la vie politique française achevât de me déniaiser et de me dépiter. J’admirais Balzac ; on m’offrit l’opportunité empoisonnée de vivre mes Illusions perdues. À l’époque, sous l’impulsion des gaies figures politiques de l’UMP, le débat sur l’identité nationale faisait rage et fureur.

Pour être honnête, je le trouvais intéressant en son principe : qu’un pays se demande ce qui fondait sa culture, quelles vertus donnaient sens à sa devise, à partir de quelles valeurs, de quelle histoire, de quelle vision du passé, du présent, de l’avenir il faisait nation et société ne me paraissait pas être une mauvaise discussion en soi. C’était avant que je ne me rende compte que les termes de ladite réflexion étaient faussés dès le départ, et qu’il s’agissait moins d’un débat que d’un procès. Ou d’une puante inquisition, à tout le moins. 

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Mohamed Mbougar Sarr à Stockholm, en Suède, le 20 avril 2023. © Photo Caisa Rasmussen / TT News Agency via AFP

À la barre des accusés ? facile : les mêmes que d’habitude, les usual suspects : les étrangers, les métèques, les barbares, les musulmans, les Noirs, les Arabes, les Roms, les immigrés du Sud. Moi. Nous n’avions pas besoin de commettre un crime particulier. On nous en prêtait l’intention et cela suffisait. Nous étions suspectés ab initio et a priori. Je découvrais l’existence de la présomption de culpabilité, du péché sans faute. Il n’était pas du tout question de penser l’identité française, mais de l’aligner sur un patron réactionnaire, violent et discriminatoire envers des catégories déjà fragiles de la société.  

Je suis pourtant resté vivre dans ce pays. J’en aime bien des aspects, et bien des gens qui l’habitent m’émeuvent beaucoup. J’y suis devenu un homme et un écrivain. Mais je n’oublie jamais, où que j’y sois, même couvert de ses honneurs les plus prestigieux, que j’y demeure − je connais les nuances sémantiques, mais elles convergent vers la même peur − un étranger et un immigré ; que, donc, j’appartiens de facto (et, de plus en plus, de jure) à la menace à venir : celle qu’on agitera quel que soit le problème, que divers gouvernements − de tous bords − manipuleront pour d’indignes intérêts politiques, qu’on n’aura nul scrupule à criminaliser.

Que s’est-il produit, pour que les vieux loups bruns passent aujourd’hui pour des agneaux blancs ?

Qui me le rappelle ? l’homme de la rue, parfois ; la loi, régulièrement ; et toujours, les visages de cette famille damnée et silencieuse que forment les étrangers de ce pays. Je les regarde : ces visages peuvent être apeurés ou courageux, désespérés ou combatifs, encolérés ou joyeux, vaincus ou triomphants, enragés ou conciliants. Tous, cependant, se ressemblent en ce qu’ils sont lucides. Ils savent où ils sont. C’est aux étrangers de ce pays qu’il faut poser la question de l’identité française. Ils la connaissent par sa honte. Le mieux, par conséquent. Ils savent les ombres de la France, le revers noir de ses légendes dorées, sa lâcheté, ses mensonges, sa violence historique et quotidienne ; nul ne les dupera à ce sujet à coups de rhétorique et de réécriture ; et nul mieux qu’eux ne saura décrire les passions tristes de ce pays, ce qu’elles furent, ce qu’elles sont, ce qu’elles deviennent.  

Presque quinze ans ont passé depuis les joyeusetés identitaires des barons de l’UMP. Fin 2023, pourtant, ils passeraient presque pour d’inoffensifs drilles. Dans des circonstances constitutionnelles catastrophiques pour l’État de droit, le gouvernement français (qui faut-il mettre en avant : Emmanuel Macron ? Gérald Darmanin ? Élisabeth Borne, débarquée depuis ?) faisait voter une loi immigration dont la dureté et l’injustice contre les immigrés n’envient rien aux propositions de l’extrême droite française, laquelle a d’ailleurs vu dans cette décision, dont elle s’est félicitée qu’elle fût adoptée, « une victoire idéologique ».

Cette revendication seule eût pu suffire à en signer la honte et à embarrasser la majorité. Mais nous n’en sommes plus là : plus aucune haine documentée, plus aucun passé d’indignité, plus aucune peste n’est infréquentable politiquement. Il serait aisé, peut-être trop, d’accabler le seul espace politique. C’est aussi dans la société, dans ses profondeurs, que les digues anciennes ont peu à peu reculé avant de rompre totalement. Mais le monde politique a accepté, accéléré, institutionnalisé ce mouvement en lui donnant une légitimité, en l’embra(s)sant au lieu de le combattre. Que s’est-il produit, pour que les vieux loups bruns passent aujourd’hui pour des agneaux blancs ? Qui porte la responsabilité de cette déchéance-là ?

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24 octobre 2021

Il est certain, en tout cas, que l’actuel gouvernement français en a une, et cette tache le poissera à jamais. Pour qui a attentivement suivi les différentes lois liées à l’immigration depuis quelques années, il n’y a, une fois passée la stupeur morale (ainsi donc, l’extrême droite est − était ? − déjà au pouvoir ?), aucune surprise. Tout est bassement cohérent. Je ne dresserai pas ici l’historique précis de ces lois et mesures (de l’augmentation des frais de scolarité des étudiants étrangers au refus des visas accordés à des ressortissants de certains pays africains), non plus que je ne répéterai toutes les funestes raisons, ainsi que leurs conséquences odieuses, qui sont attachées à cette loi.

Je me refuse également à défendre les immigrés et étrangers de ce pays en mettant en avant, pour prouver qu’ils peuvent tout de même y réussir (certains remportent même le Goncourt), les plus célèbres et glorieux parmi leurs rangs. Il n’est pas question d’eux ici, ou plutôt : ils ne sont pas les plus menacés par cette loi. Ce n’est pas eux qu’elle humiliera et détruira le plus violemment. J’ai vu circuler de gentilles images, des sortes de Who’s who de Français illustres issus de l’immigration (beaucoup de morts, quelques vivants) qui devaient montrer l’apport important des étrangers à la France.

Les législations sur les étrangers sont toujours des galops d’essai politiques, des laboratoires.

L’intention est sans doute louable, mais je ne suis pas sûr que le fond d’une telle démarche ne constitue pas subrepticement une alliée de cette loi indigne : constituer des catégories de bons et de mauvais étrangers, trier parmi les immigrés des personnes acceptables, visibles, désirables, et d’autres sans intérêt, invisibles, importunes.

À ce propos, qu’on ne s’y trompe pas : les législations sur les étrangers sont toujours des galops d’essai politiques, des laboratoires. L’horizon de cette loi n’est pas seulement de désigner, dans la population des immigrés, qui est gardable et qui est irregardable, mais bien de distinguer chez les Français eux-mêmes, parmi lesquels, bien sûr, se trouvent des gens aux origines étrangères, entre vrais et faux. Oui, ça pue. Le langage de la souche n’est pas loin. On moisit déjà sous terre.  

Alors, que faire ? tout ce qu’on a toujours fait dans ces circonstances, qui n’est pas grand-chose et qui est déjà beaucoup : dire non, marcher, écrire, protester, se réunir, parler, se parler, refuser d’être plus atomisés qu’on l’est déjà. Que chacun lutte, comme il peut, avec ses armes miraculeuses, avec ou sans espoir. J’imagine que rien de tout cela n’émeut vraiment ceux et celles qui dirigent ce pays, ainsi que les gens qui les soutiennent. Mais qu’importe, c’est tout ce qu’il nous reste devant cette hideuse loi : la dénoncer toujours, et lutter fraternellement, jusqu’au bout.

Mohamed Mbougar Sarr

Boîte noire

Mohamed Mbougar Sarr, né en 1990 au Sénégal, a publié quatre romans : Terre ceinte (Présence africaine, 2015), Silence du chœur (Présence africaine, 2017), De purs hommes (Philippe Rey/Jimsaan, 2018) et La Plus Secrète Mémoire des hommes (Philippe Rey/Jimsaan). Ce dernier roman lui a valu le prix Goncourt en 2021.

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