Quand les bombes explosent, à quoi se cramponner ? A une poupée de chiffon. Les photos de petits Ukrainiens serrant fort leur peluche sont de puissantes armes contre la guerre, estime Nicolas Santolaria.

PHILIPPE DE KEMMETER

Dans son édition du 15 mars, le journal Le Parisien mettait à la « une » la photo de Camilla, une jeune Ukrainienne de 3 ans et demi, qui, avec sa maman, a dû quitter précipitamment Irpin, dans la banlieue de Kiev, car le bruit assourdissant des bombes se faisait de plus en plus pressant. On imagine tant bien que mal le traumatisme de ce départ en urgence, dans lequel il aura fallu laisser sur place le papa, resté pour combattre l’envahisseur russe, et le « doudou », trop gros pour rentrer dans la valise. Désormais scolarisée à Mées, dans les Landes, la fillette a trouvé un peu de réconfort auprès d’une nouvelle peluche à laquelle elle se cramponne toute la journée, « comme à une bouée de sauvetage ». Loin des explosions, en compagnie de ce lapin au pelage crème tacheté de jaune et de bleu, les nuits de Camilla, hantées par des « monstres » qui voulaient la tuer, se sont apaisées.

Le doudou, substitut du parent happé par les événements, petit morceau de réassurance au cœur d’un océan d’inquiétude

Apparemment anecdotique (mais en vérité pas tant que ça), il existe donc une histoire parallèle du conflit ukrainien, celle des doudous des enfants pris dans la guerre. Cette vision des plus petits et de leurs acolytes de chiffon secoués par les tempêtes de l’histoire a presque quelque chose de l’archétype visuel. Dans son ouvrage Histoire des enfants. Des années 1890 à nos jours (Passés Composés, 334 pages, 23 euros), Eric Alary rappelle l’exode de mai 1940, qui, face à l’avancée allemande, a jeté sur les routes les populations belges, luxembourgeoises, hollandaises, puis françaises. Fuyant là aussi les bombardements, les enfants découvrent les morts dans les fossés au fil du chemin, victimes des stukas qui mitraillent depuis le ciel les colonnes de réfugiés. Certains perdent leurs parents.

« Des millions d’enfants se retrouvent alors en plein cauchemar. (…) La première vague de l’exode, en mai, est couverte le mois suivant par le magazine de luxe L’Illustration, qui publie une série de photographies. Les clichés montrent des enfants au regard hagard, dont certains n’ont guère qu’une affichette suspendue à leur cou comme carte d’identité. On y voit une petite fille seule, assise sur une valise et tenant entre ses mains une poupée de chiffon. » Le doudou, substitut du parent happé par les événements, petit morceau de réassurance au cœur d’un océan d’inquiétude.

Contre-image choc

Parce qu’elle est innocence, l’enfance est cet étalon à l’aune duquel se mesure la noirceur des tragédies. Les autorités ukrainiennes l’ont bien compris qui, pour convaincre les dirigeants de l’OTAN d’empêcher le survol de leur pays par les avions de combat russes, ont diffusé une vidéo sous forme de berceuse, où une petite voix enfantine dit : « Si vous ne fermez pas le ciel, je vais mourir. » On est bien loin d’un simple coup de com : parmi les images les plus marquantes de cette absurdité guerrière, il y a cette maman sur une civière, tenant son ventre ensanglanté, évacuée après le bombardement de la maternité de Marioupol, le 9 mars. Le bassin écrasé, elle décédera peu après son enfant, qu’une césarienne pratiquée en urgence n’aura pas pu sauver.

Une tentative héroïque de préserver la douceur et la tendresse malgré tout, en prenant soin au cœur du drame de câliner un lapin en poils synthétiques

Face à la monstruosité du tyran exerçant son arbitraire de fer et de flammes sur les plus faibles, un doudou serré dans des mains encore potelées est une puissante contre-image, un absolu contre-discours. Aujourd’hui, on a donc d’un côté un dirigeant glacial qui pratique une distanciation sociale de plus en plus extrême en s’affichant seul au bout de tables de plusieurs mètres de long, laissant à penser qu’il envisage le toucher comme quelque chose de pathologique ; de l’autre, une tentative héroïque de préserver la douceur et la tendresse malgré tout, en prenant soin au cœur du drame de câliner un lapin en poils synthétiques.

D’un côté des vies qui n’ont plus de prix, envoyées à l’abattoir pour satisfaire quelques fantasmes géostratégiques ; de l’autre, une existence que l’on imagine possible en toute chose, jusque dans le plus petit bout de chiffon. Face à ces images contrastées, ce n’est pas aux objets inanimés qu’on brûle de poser la question : « Avez-vous donc une âme ? » En attendant une hypothétique réponse, le doudou, lui, aide à faire face. Considéré comme ce qui permet d’apprivoiser l’absence de l’adulte, il est un objet transitionnel emblématique, selon la définition du pédiatre et psychanalyste Donald Winnicott. Or, existe-t-il une transition plus brutale, plus radicale, que celle imposée par la guerre, où vos proches, votre environnement quotidien, vos jouets fétiches peuvent soudain vous être arrachés ?

Produit de première nécessité

En pareille circonstance, les enfants du monde entier sentent intimement l’importance que revêtent les doudous. Sur Twitter, Bentivi, 19 ans, rapportait récemment une anecdote à ce propos : « Ma belle-mère vient de me raconter une histoire. Pendant la collecte de dons pour l’Ukraine, une petite fille est venue et elle a demandé si elle pouvait amener des doudous, sa maman lui a répondu que ce n’était pas sur la liste et donc qu’ils n’en avaient pas besoin. Eh bah la petite fille a répondu “Mais maman, tu imagines, t’es un enfant et tu traverses ton pays sous les bombes sans doudou ?” » Ayant immédiatement pris en compte la parole de l’enfant, la municipalité de Saint-Georges-lès-Baillargeaux (Vienne), qui organisait la collecte, aurait depuis ajouté « doudous et dessins » sur les demandes de dons.

Signe d’un pragmatisme indigné et d’une non-violence active qui monte, ce n’est plus le Flower Power qui se dresse aujourd’hui face aux canons comme chez les hippies des années 1970, mais une sorte de « doudou power » d’autant plus touchant que son émergence est spontanée. Il y a quelques jours, Elisabeth Ehrmann participait en tant que bénévole à une collecte pour l’Ukraine, organisée dans un supermarché de Lavaur (Tarn) par le Rotary club local. « On sollicitait des dons de conserves, de produits d’hygiène, de protections périodiques. A un moment, une dame d’une soixantaine d’années s’est approchée et nous a confié un petit doudou tout neuf, qu’elle venait d’acheter. Même si je n’ai pas eu d’enfants, les larmes me sont immédiatement montées aux yeux. J’ai imaginé le bébé qui allait recevoir cet ours en peluche. Dans ces conditions dramatiques, les enfants ont plus que jamais besoin du réconfort qu’apportent les doudous. Deux petits frères sont aussi venus nous apporter un nounours et une voiture, c’était mignon. Ça m’a réconciliée avec l’humanité », nous confie la bénévole.

Ailleurs, les cousins de Jeannot Lapin se voient intégrés d’office aux listes de produits de première nécessité, comme lors d’une collecte organisée début mars par la mairie d’Uzerche (Corrèze). « On a reçu au moins soixante-dix doudous, confie François Burgevin, directeur de la communication de la ville. Moi-même, j’en ai apporté une quinzaine, dont trois ou quatre peluches Déglingos. On en a discuté en famille, avec nos deux garçons, Alfred et Henri. C’est une façon d’évoquer avec eux ce qui se passe. Mes fils étaient contents de savoir que leurs doudous allaient vivre de nouvelles aventures ailleurs, dans les bras d’enfants qui en avaient besoin. Les plus jeunes sont naturellement solidaires. » Vladimir Poutine n’aura donc pas face à lui que les Ukrainiens défendant vaillamment leur terre et la légion des volontaires étrangers venus leur prêter main-forte, mais également des bataillons de Ted, de koalas Ptipotos et d’ours Paddington. Récemment, des doudous attendaient les enfants réfugiés sur le pont de Sighet, entre l’Ukraine et la Roumanie. A Przemysl, dans le sud-est de la Pologne, comme le relatait L’Obs, chaque petit Ukrainien exilé croule désormais sous des dizaines de peluches, signe d’un immense besoin de douceur dans ce monde de brutes.

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Nicolas Santolaria

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