Ce sont deux petites allusions, fugaces, incompréhensibles, dans le feu d’un débat passionnant sur la promotion de Tirailleurs de l’émission C ce soir (France 5), le 4 janvier. On y a entendu à deux reprises un nom imprononçable : quelque chose comme “tchoye”. Sous ces deux allusions, un tabou persistant : le massacre de plusieurs dizaines au moins de tirailleurs sénégalais par des militaires français, le 1er décembre 1944, au camp de Thiaroye, dans les environs de Dakar.
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Non pas que ce massacre ne soit pas documenté. La précision de la notice Wikipédia qui lui est consacrée témoigne de recherches méticuleuses, sinon nombreuses, contredisant la version des autorités militaires françaises, que voici : des tirailleurs sénégalais se rebellent contre l’insuffisance du maigre rappel de solde qui leur est proposé, en contradiction avec les promesses qui leur ont été faites avant d’embarquer en France. Ce sont d’anciens prisonniers de guerre, originaires d’une dizaine de territoires africains de l’Empire français, que les Allemands n’ont pas voulu incarcérer sur le territoire du Reich par crainte de “contamination raciale”, et qui ont donc été détenus, pendant toute la durée de l’Occupation, dans l’Ouest de la France.

Version officielle donc : dans leur revendication, ils semblent menacer physiquement un général. En représailles, l’autorité militaire entreprend de rétablir l’ordre par une démonstration de force. Aux commandes d’automitrailleuses, des gendarmes français et des militaires des troupes coloniales entrent en action contre leurs frères d’armes, désarmés. Deux documents officiels contradictoires évoquent respectivement 35 et 70 morts. Des chercheurs font état de plusieurs centaines de victimes.

Telle est la version retenue par François Hollande, lorsqu’il vient, en 2016, faire repentance sur les lieux : “Une répression sanglante.” Or, une répression supposerait une rébellion préalable, ce que contestent les recherches indépendantes (voir ce documentaire produit par la chaîne France 24), qui évoquent plutôt un massacre délibéré, les tirailleurs contestataires ayant été délibérément rassemblés sur les lieux de leur exécution. Signe de l’embarras de la France sur le sujet, un film de fiction, Le camp de Thiaroye, du cinéaste sénégalais Ousmane Sembène, prix spécial du jury à la Mostra de Venise en 1988, et qui représente en effet un massacre délibéré, n’a jamais été distribué en France. Tout récemment encore, les circonstances précises du massacre ont donné lieu à une controverse, entre la chercheuse Armelle Mabon et les organisateurs d’une exposition dans le Rhône, dont l’historien spécialiste de la décolonisation Pascal Blanchard.

Thiaroye 44

France 24, 14 mai 2022

Les deux rapides allusions de l’émission C ce soir n’ont pas été développées. Elles n’ont pas permis aux téléspectateurs français, largement ignorants de l’événement, de se faire une représentation exacte de ce drame : des militaires africains de l’armée française exécutés sommairement sur l’ordre de l’armée française, pour avoir voulu faire respecter leurs droits. Mais “l’effet Omar Sy” ne fait que commencer. Dans le contexte du recul de l’influence française en Afrique francophone, il reste néanmoins possible que Tirailleurs, sensibilisant au sujet un nouveau public, contribue à faire avancer de quelques pas supplémentaires ce (très) long travail de mémoire.

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