Pour un nouveau rapport au travail : expérimenter la polyactivité (Socialter)

Pour dépasser le malaise naissant de prises de conscience isolées, le collectif d’ingénieurs de l’aéronautique toulousains Icare s’est initié en 2020 pour réfléchir à l’avenir de leur secteur écologiquement insoutenable. Ces questionnements ont débouché sur plusieurs initiatives, dont l’expérimentation de la polyactivité qu’ils partagent dans ce texte. Devant un monde du travail qui produit une perte de sens tout en restant figé dans une course à la productivité, ce collectif démontre que la polyactivité, qui permettrait d’articuler leur travail d’ingénieur à une activité maraîchère, se présente comme une piste sérieuse pour participer à la nécessaire mutation de notre économie, tout en retrouvant une connexion avec son environnement terrestre.

L’épidémie de Covid-19 nous laissait espérer un « monde d’après ». Mais il n’en a rien été : la préoccupation a été de retrouver l’économie d’avant-­Covid le plus rapidement possible. Et pourtant, tout n’a pas survécu à l’identique. Des brèches se sont même créées durant cette curieuse suspension du temps. Nous, ingénieurs de l’aéronautique, avons lancé en 2020 le collectif Icare, répondant à un appel du groupe de scientifiques toulousain Atécopol.

Une petite centaine de travailleurs à travers toute la France a alors partagé l’idée d’anticiper plutôt que de subir la baisse, à la fois probable et éco­logiquement souhaitable, du trafic aérien. Nous avons organisé des « ateliers de transfert de compétences 1 » et porté avec le collectif PAD (Pensons l’aéronautique de demain) des Assises de l’aviation en 2021, comme un moyen de débattre de nos préoccupations écologiques, mais aussi de diffuser un autre récit que celui de l’aéronautique triomphant. Icare a grandi et, depuis l’été 2022, le collectif est devenu l’association Les ateliers Icare, structurée autour de trois objectifs : aligner les secteurs polluants pour respecter la trajectoire de baisse des émissions de l’accord de Paris ; diversifier l’industrie pour la mettre au service de la transition écologique ; reconvertir collectivement les salariés des secteurs polluants. C’est sur ce dernier point qu’une autre brèche s’est ouverte. Dès 2021, Les ateliers Icare se sont intéressés à un concept : la polyactivité.

Il est établi que le besoin en travail nécessaire à une transition écologique juste sera bien supérieur à aujourd’hui d’ici 2050. À cette réalité matérielle se greffe une préoccupation plus personnelle : de plus en plus de personnes traversent une crise du sens de leur travail tandis que d’autres ont des envies de longue date de s’engager dans l’artisanat, ou ressentent une envie de retour à la terre. Dès lors, pourquoi donc ne pas employer cette motivation disponible pour des activités riches de sens ? Les compétences acquises dans l’industrie ne peuvent-elles pas être utiles à des projets vertueux ? Pour les personnes en transition, la polyactivité serait-elle un cadre pertinent pour tester un nouveau travail sans devoir sauter dans le vide ? C’est ainsi que des membres du collectif sont partis à la recherche de projets écologiques répondant à des besoins sociétaux tels que se nourrir, se déplacer ou se vêtir. Via une « étude de faisabilité d’une filature chanvre » pour le compte de la coopérative VirgoCoop, des ingénieurs en mécanique, logistique ou encore en génie industriel ont ainsi aidé à renforcer la filière textile en Occitanie. Cette première expérience de polyactivité a pu en partie être réalisée grâce aux aides publiques versées par l’État aux salariés dans le cadre du Covid-19.

« Notre désir est à présent de concrétiser la polyactivité comme une réalité pour le plus grand nombre. »

La pandémie nous a ainsi permis d’esquisser une nouvelle voie. Notre désir est à présent de concrétiser la polyactivité comme une réalité pour le plus grand nombre. Après la première expérience de 2021, nous avons contacté l’Association pour le développement de l’emploi agricole et rural (Adear) afin d’imaginer la suite. Depuis, notre énergie s’est focalisée sur ce projet : nous voulions aider concrètement paysan·nes et maraîcher·es dans leur quotidien. Après plusieurs mois de travail pour nouer des contacts, une expérimentation va enfin avoir lieu auprès de Maryline, maraîchère sur sol vivant aux serres Dellarossa, dans le Gers, et de Quentin, lui aussi maraîcher bio sur sol vivant et sans mécanisation, installé à Blagnac. L’expérience, programmée en mai et en juin 2023, sera basée sur du bénévolat : chacun·e donne de son temps et s’investit à hauteur de ses possibilités dans le cadre d’un planning établi, comme toujours, grâce à une co-construction et un travail d’équipe. Un journal de bord sera tenu et, en collaboration avec une école de vidéastes, un reportage sera réalisé sur ce projet qui, pour nous tous, promet de faire évoluer notre rapport au travail et son utilité pour la société.

En proposant de nous réapproprier la polyactivité, nous souhaitons renouer avec une notion qui, renvoyant au fait d’exercer plusieurs activités professionnelles sur une même période, a été élaborée au XXe siècle. Elle unit le terme « activité », dont l’utilisation n’a cessé de croître depuis trois siècles, avec le préfixe « poly » indiquant la multiplicité. Dans ce contexte, sont associées au mot « activité » non seulement celles qui sont rémunérées, mais aussi toutes les autres activités créatrices de valeur pour soi, l’entourage proche, la société.

Si l’utilisation du mot « polyactivité » est récente, sa mise en œuvre ne l’est pas. Dès le XVIe siècle, la pauvreté des sols creusois imposait aux hommes des migrations à la belle saison pour se procurer un revenu complémentaire. Ils rapportaient leurs bénéfices en hiver pour payer les dettes, acheter des semences et parfois des terres. Tandis que les Limousins construisaient les villes, ce sont les femmes, les enfants et les vieillards qui s’occupaient de toutes les tâches à la ferme. En 1889, Félicie Hervieu expérimenta à Sedan de nouveaux modes d’assistance aux familles ouvrières via notamment ce que l’on appellera ensuite les jardins ouvriers, popularisés par l’abbé et député-maire Jules-Auguste Lemire. Chose intéressante, les premiers jardins de Sedan furent dirigés par des femmes.

En Russie, c’est à partir de 1917 que les jardins se sont multipliés pour faire face aux pénuries alimentaires et aux disettes. En France, après la Seconde Guerre mondiale, une partie du monde agricole a continué à venir travailler dans les usines tout en maintenant une production agricole vivrière. La majorité des temps partiels d’aujourd’hui sont occupés par des femmes dont la seconde activité est relative au foyer. Seuls certains hommes à temps partiel conjuguent plusieurs activités rémunératrices dans un contexte le plus souvent contraint (nécessité économique, travail saisonnier).

La polyactivité est donc une réalité, en même temps qu’une possibilité d’émancipation qui permettrait de reconnaître toutes les activités, en particulier celles servant le bien commun (sociales, domestiques, vivrières…). Encore faut-il que celle-ci soit désirable, et c’est notre conviction : elle pourrait être une réponse à la recherche de sens et à l’envie de relier le corps et l’esprit, le travail et le reste de sa vie. Reste que nos modes de vie confortables constituent parfois une entrave au souhait d’y apporter du sens. La période du Covid a cependant conduit certains à remettre en cause le cadre de nos existences, en attestent les étudiants qui désertent comme ceux qui nourrissent le récent phénomène de « Grande démission ». D’une part, les reconversions professionnelles se normalisent : 21 % des personnes actives préparaient une reconversion en janvier 2022, auxquelles on peut ajouter les 26 % qui déclaraient en envisager une à terme.

D’autre part, les reconversions de cadres ou professions intellectuelles supérieures vers un métier artisanal et manuel surprennent de moins en moins. Notre espèce a besoin de ressentir pour exister et se sentir vivante, ce qui pourrait expliquer l’attrait pour un travail manuel qui engage nos sens et nos émotions, bien plus que nos écrans d’ordinateur ne le permettent. Nous pensons que pour cheminer vers cet horizon de sens, une transition est nécessaire dont la polyactivité peut être la locomotive, car cette quête rejoint aussi celle d’un nouvel équilibre. Décélérer, fonctionner sur un rythme plus naturel, se reconnecter avec le vivant qui nous entoure, loin de l’enfermement au bureau, où l’on découvre la météo du jour seulement le soir, en sortant.

« La majorité des temps partiels d’aujourd’hui sont occupés par des femmes dont la seconde activité est relative au foyer. »

Développer des compétences variées permet de se réaliser de manière plus globale, de gagner en liberté tout en s’ouvrant à d’autres milieux professionnels. Pourquoi dissocier le travail concret de l’abstrait ? L’individu de l’équipe ? Le bureau du plein air ? La station debout de la position assise ? Trop souvent, nous dissocions travail manuel et travail dit intellectuel. Cette opposition est insensée, car l’un et l’autre sont inextricables : le travail d’un menuisier commence avec des plans détaillés qui feraient pâlir des ingénieurs. Il en est de même pour un·e couturier·ière, un·e électricien·ne, ou tout autre corps de métier. C’est la division du travail qui nous impose le regard dominant des managers face aux « exécutants ». L’extrême spécialisation accélérée par le tout-machine contribue à une perte de compétences et de réalisation individuelle.

La polyactivité nous permettrait d’apprendre davantage tout en gagnant en autonomie ce qui améliorerait la résilience de nos sociétés. Le philosophe Pierre Kropotkine imaginait déjà ce type d’organisation à la fin du xixe siècle, lui qui prônait dans Champs, usines et ateliers que « chaque ouvrier travaille à la fois au champ et à l’atelier ». Nous pensons que la polyactivité constitue une approche appropriée à la reconversion et aux transferts d’emploi, en préparant à une transition plus douce et en participant à une réorganisation du travail qui est, désormais, une nécessité absolue face aux urgences écologiques et sociales.

Pour Les ateliers Icare, la polyactivité est donc un moyen d’introduire un projet de société commun via une meilleure répartition du travail et une plus grande justice sociale, au-delà de la simple recherche individuelle de sens. Mais aussi de revaloriser le travail manuel, nécessaire pour une société résiliente et sobre, qui doit réapprendre à réparer et se réapproprier des techniques basiques. La polyactivité peut donc faire particulièrement sens pour les métiers de bureau (ingénieurs, administration…). Elle permettrait de soutenir l’artisanat et l’agriculture, en opposition à l’industrialisation et au productivisme, incompatibles avec une société soutenable. Elle pourrait ainsi permettre de partager certaines tâches pénibles, mais néanmoins essentielles, qui sont aujourd’hui endossées par des personnes qui souffrent au travail (égoutiers, éboueurs, maraîchers, soignants, préparateurs de commandes, ouvriers du bâtiment, manutentionnaires, menuisiers…).

Être maraîcher sur sol vivant relève par exemple de l’héroïsme, tant cette activité prenante est sous-payée. Nos valeurs doivent être repensées et les métiers essentiels revalorisés et mutualisés. En particulier pour ceux qui réclament beaucoup de main-d’œuvre, comme l’agriculture paysanne respectant le sol, car les secteurs ne sont bien entendu pas tous adaptés à la polyactivité. Il s’agit aussi de distinguer la polyactivité subie (cumul de plusieurs emplois par nécessité économique) de la polyactivité choisie, qui entre dans le cadre d’une organisation du travail plus équilibrée et juste.

« Le travail d’un menuisier commence avec des plans détaillés qui feraient pâlir des ingénieurs. »

En temps de guerre, toute la société s’arrête pour participer à l’effort : le travail est réorganisé et l’économie se met au service d’un intérêt particulier jugé supérieur à d’autres. Nous sommes dans cette situation avec l’urgence écologique. Or, le travail tel qu’il est pensé aujourd’hui, en particulier dans les pays dits développés, n’amène plus de bien-être et ne participe pas à un projet de société cohérent avec les enjeux sociaux et écologiques. La polyactivité peut être l’une des voies de sortie. Dans une phase transitoire, elle peut aussi être un moyen de transfert d’emplois d’un secteur à l’autre, comme y invitent les travaux du Shift Project : respecter la trajectoire de réduction des émissions réclame des disparitions d’emploi dans certains secteurs polluants et des créations dans d’autres.

Il s’agit donc d’organiser des transferts d’emploi. La polyactivité, en libérant au moins un jour par semaine, peut permettre d’organiser un tel transfert qui, à l’échelle individuelle, serait difficile à concevoir. Il s’agit également d’officialiser cette démarche pour qu’elle soit acceptée par les employeurs et non pénalisée comme aujourd’hui. Cela s’inscrit dans un mouvement de récupération de notre temps face à une machine capitaliste qui nous occupe dix heures par jour, cinq jours par semaine.

Chez Les ateliers Icare, nous souhaitons accompagner, grâce à la polyactivité, la transformation du secteur agricole conventionnel vers un système agroécologique régénérateur des terres et du vivant et participant à la résilience territoriale. Lorsque nous avons commencé nos réflexions, le cadre légal a été l’une de nos premières préoccupations. Les maraîchers et maraîchères nous ont vite fait comprendre qu’il ne s’agit pas de faire un travail dissimulé et qu’il faut un cadre protecteur pour l’exploitation et les personnes qui y travailleront. Au-delà de l’expérimentation, qui passera par le bénévolat et le woofing, il est important de penser le passage à l’échelle. En effet, comment pérenniser ces expériences dans un contexte très difficile pour les exploitations actuelles ?

Rappelons qu’un maraîcher dont l’exploitation fonctionne touche une rémunération mensuelle souvent inférieure au smic. Et les périodes ne sont pas rares où les exploitants n’ont d’autres choix que d’abandonner leur maigre rémunération au profit des salariés saisonniers sur lesquels ce système bancal repose. Il nous semble indispensable que de nouveaux modèles de développement à la hauteur des enjeux soient mis en œuvre, comme la sécurité sociale de l’alimentation qui pourrait permettre l’émergence d’exploitations maraîchères en transition bio et sur sol vivant. Au-delà, une telle manne permettrait de financer les expérimentations de polyactivité, qui répondraient aux besoins de la filière tout en permettant à des femmes et des hommes de se reconnecter au vivant.

Imaginez : des cohortes de paysans réservistes et des équipes de maraîchers volontaires, comme cela existe chez les pompiers ; une équipe toulousaine d’ingénieurs, de techniciens, d’ouvriers qui quitteraient leur poste pour aller prêter main-forte à Quentin lorsque le besoin se fait sentir ; Maryline venir travailler à l’Ademe Occitanie pour partager son expérience avec celles et ceux qui pensent la transition de la société dans son ensemble. Imaginez seulement. N’est-ce qu’une utopie ? Peut-être pas, car des expériences existent ici et là et pourraient être adaptées à ce partage du travail. Le mécénat de compétences est un bon exemple. Il permet, après toute une carrière dans un domaine particulier, de mettre ses compétences au service de l’intérêt général tout en étant toujours payé par son entreprise. L’idée de la baisse du temps de travail et de la semaine de quatre jours ont percé ces derniers temps dans le débat public, alors qu’elle est portée depuis longtemps – par la CGT notamment. Ne serait-ce pas l’aube d’une future renaissance de la polyactivité, rendue possible par une réappropriation de notre temps ?

Aujourd’hui, l’initiative est largement dépendante du bon vouloir des entreprises, au-delà de la demande des salariés. Comme c’est le cas par exemple chez Orange, qui met doucement en place un congé dit de « respiration », permettant, sous certaines conditions, de s’engager pour l’intérêt général en percevant au minimum 70% de son salaire de base. Ou chez Accenture qui a mis en place un congé de trois mois pour « priorités personnelles » pendant lequel l’entreprise assure 50 % du salaire. Vu les maigres moyens du monde associatif, ces dispositifs peuvent donner des ailes à beaucoup de structures tout en permettant à des personnes de se réaliser différemment ou de transiter de manière douce. Et pourquoi ne pas imaginer une loi inscrivant la polyactivité à but socio-­écologique dans le droit du travail ?

Cela pourrait permettre d’accélérer la transition de la société en atténuant le vertige ressenti face à un changement de carrière potentiellement radical. Car il va falloir faire vite : l’augmentation de la température moyenne planétaire de 1,5°C par rapport à l’ère préindustrielle risque fort d’être atteinte avant 2030, sans parler des autres limites planétaires. Or, les changements sociétaux prennent du temps. À titre d’exemple, il faut savoir qu’entre les premières expérimentations locales dans une usine par Antoine Croizat et la généralisation nationale de la Sécurité sociale par son fils Ambroise Croizat devenu député, il s’est écoulé près de quarante ans. L’urgence écologique nous impose d’aller bien plus vite.

1  Soit des ateliers de cartographie des compétences du secteur aéronautique utiles à des secteurs ayant plus de sens écologique, réalisé en interne par notre association.

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