Salim Saker et Muhammad Abu Silmeyeh sont tous deux soignants dans l’enclave palestinienne. Ils décrivent des conditions de travail dramatiques, à l’heure où le matériel manque cruellement et où un tri des patients commence à s’opérer.

Nejma Brahim

2 novembre 2023 à 19h13

La prise de contact est difficile. Lorsque nous tentons de joindre des médecins à Gaza la première fois, les messages ne sont tout bonnement pas délivrés : la connexion internet est coupée ; les médecins sont aussi bien trop occupés à tenter de sauver des vies pour décrocher leur téléphone. Il est 21heures, mardi 31 octobre, lorsqu’une voix se fait enfin entendre au bout du fil. Salim Saker a la voix cassée, épuisé par le rythme effréné avec lequel il doit composer nuit et jour à l’hôpital Nasser, à Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza.

« Il est tard, ici », précise l’homme, alors qu’il s’apprête à dormir. Il prend finalement le temps de raconter l’enfer dans lequel il se bat pour sauver un maximum de vies. De toute façon, ici, « on n’arrive pas à se reposer ». Les capacités de l’hôpital sont largement dépassées, s’alarme-t-il. Ses équipes sont débordées. « La plupart des morts et des blessés sont des femmes et des enfants. Ce sont tous des civils. Je ne vois aucun militaire. »

Le chef du service de chirurgie de l’hôpital décrit un contexte de « mass casualty » (en référence à une catastrophe menant à un très grand nombre de victimes), dans lequel il voit « beaucoup de gens avec des fractures dues aux bombardements, des hémorragies internes au niveau de la tête, du thorax ou du ventre,des colonnes vertébrales cassées ou des paralysies partielles ».

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À l’hôpital de Deir-Al-Balah à Gaza, le 14 octobre 2023. © Photo Doaa Albaz / Anadolu via AFP

Les patient·es sont assis·es à même le sol – il se dit incapable de les dénombrer. Les cas d’amputations pleuvent, y compris sur des enfants ou des femmes enceintes. Des femmes perdent leur bébé « dans leur ventre » des suites des bombardements. Tout récemment, une femme enceinte de neuf mois, touchée à la tête, est décédée peu après avoir donné la vie.

Salim Saker est parvenu à sauver le nourrisson : c’est à ces petites victoires qu’il se raccroche, dans un contexte où la violence et la mort sont omniprésentes. Face à un manque criant de moyens, il estime être revenu à l’âge de pierre. Il manque pour ainsi dire de tout : médecins, infirmiers, matériel médical, médicaments, anesthésie, électricité… 

Des décès faute de soins

Avec un nombre croissant de blessé·es, toutes et tous ne peuvent prétendre à passer au scanner pour détecter d’éventuelles hémorragies internes. Certain·es patient·es attendent trop longtemps pour être opéré·es et décèdent faute de soins. D’autres patientent quatre à cinq jours pour passer au bloc opératoire mais sont finalement évincés par les urgences vitales. « Quelqu’un qui a une fracture à la main ou à la jambe ne passe jamais. »

Depuis peu, les hôpitaux de Gaza commencent à procéder à un tri des patient·es, privilégiant certain·es plutôt que d’autres, selon leurs chances de survie ou leur âge. « On donne la priorité aux jeunes plutôt qu’aux personnes âgées », précise Salim Saker. « On est obligés de faire des choix parmi les malades et les blessés à soigner pour pouvoir sauver un maximum de personnes », complète le docteur Muhammad Abu Silmeyeh, directeur du complexe médical d’Al-Shifa, situé dans le nord de la bande de Gaza.

https://datawrapper.dwcdn.net/CxBOp/6/ © Infographie Donatien Huet / Mediapart

Dans cet établissement d’une capacité de 500 lits, il compte au moins 5 000 blessé·es, dont certain·es graves ; mais aussi des réfugié·es venu·es se mettre à l’abri, persuadé·es que les hôpitaux ne sont pas menacés. Toutes et tous sont éparpillés un peu partout. « Il y a des malades et des blessés allongés dans les couloirs sur un simple drap ou une couverture », décrit-il de sa voix rauque. L’hôpital Al-Shifa, le plus grand de Gaza, se trouve dans une situation alarmante.

Le médecin ne compte plus le nombre d’enfants et de femmes opérées dans de très mauvaises conditions, « sans garantie d’hygiène ». Pour sauver des vies, l’électricité est devenue le nerf de la guerre : « On a de gros problèmes d’électricité, qui se coupe constamment. En ce moment, on travaille avec des groupes électrogènes, mais cela ne peut tenir que 24 heures », alerte-t-il lorsque nous parvenons à le joindre le 1ernovembre.

Sans électricité ni groupes électrogènes, 60 personnes placées en réanimation, 50 enfants sous respiration artificielle et 500 personnes sous dialyse pourraient ainsi perdre la vie dans les prochains jours. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), 14 des 36 hôpitaux de Gaza ne sont à ce jour pas fonctionnels.

« On perd souvent l’électricité et la lumière pendant qu’on opère », ajoute le docteur Salim Saker, de l’hôpital Nasr. Le stock de fuel servant à faire fonctionner les groupes électrogènes touche à sa fin. Depuis trois jours, le réseau de télécommunications est aussi fortement perturbé à Gaza, rendant la communication entre les équipes médicales quasi impossible.

Or, pour sauver des vies, « on a besoin de coordination », souligne le médecin, qui évoque les répercussions sur le transport des blessé·es depuis le lieu du bombardement jusqu’à l’hôpital. « Sans outils de communication, les ambulances s’orientent en fonction des impacts des frappes aériennes, ce qui retarde la prise en charge des personnes et entraîne des aggravations aux effets parfois irréversibles. »

Voilà la réalité de Gaza. Ce qui se passe à Gaza, on ne le verra jamais ailleurs.

Dr Salim Saker, chef du service chirurgie de l’hôpital Nasser

Si les médecins de la bande de Gaza sont « habitués à la guerre et à la mort », Salim Saker affirme qu’ils sont cette fois-ci confrontés à ce qu’aucun autre médecin n’a jamais subi. « Alors qu’ils sont en train de soigner des gens, ils peuvent voir arriver leur fils ou leur père à l’hôpital, blessé ou décédé. Et malgré cela, ils continuent de faire leur travail parce qu’ils se montrent responsables et humanistes. »

Parfois, les médecins concernés s’éclipsent juste le temps d’aller enterrer leurs morts, puis reviennent soigner les patients et patientes de l’hôpital. Au deuxième jour du conflit, une ambulance a été visée par Israël alors qu’elle se trouvait dans la cour de l’hôpital, assure-t-il, précisant « travailler dans la peur ». « Voilà la réalité de Gaza. Ce qui se passe à Gaza, on ne le verra jamais ailleurs. »

Il arrive aussi qu’un ambulancier voie sa maison détruite en allant récupérer des civils blessés, ou qu’il soit amené à transporter ses proches, parmi les blessés ou les décédés, dans sa propre ambulance, poursuit le chef du service de chirurgie de l’hôpital Nasser à Khan Younès.

« Le fait de voir leurs proches dans cet état est très difficile psychologiquement pour les médecins », complète le docteur Muhammad Abu Silmeyeh. Le personnel soignant est aussi éreinté, contraint de travailler 24heures sur 24 sans s’arrêter durant plusieurs jours d’affilée.

« On a déjà perdu 150 infirmiers dans ce conflit, rappelle-t-il. On ne supporte plus tout cela, on n’y arrive plus, on a besoin d’aide. » « On est à bout, la situation est catastrophique », souffle Salim Saker, qui compte aujourd’hui 32 médecins au services des urgences, dont certains sont venus d’autres hôpitaux prêter main-forte.

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En fin de conversation, mardi soir, ce dernier appelle la communauté internationale à réagir et rappelle combien les Palestiniens n’aspirent qu’à « vivre ». « On veut la paix, on veut de la stabilité, on veut nos droits les plus élémentaires. Où est passée l’humanité dans ce monde ? Où est la France, la mère de l’humanisme ? Où est Macron ? »

Le monde s’est « moqué » de la Palestine, estime-t-il, refusant de lui « donner un pays ». « On ne compte pas. Mes enfants ne mangent pas, ne boivent pas et n’apprennent pas comme tout le monde. Il n’y a aucune perspective pour eux », regrette le quinquagénaire.

Muhammad Abu Silmeyeh réclame de son côté un cessez-le-feu immédiat, l’évacuation des blessé·es graves et une aide humanitaire substantielle. « On a besoin d’électricité pour soigner les gens. On a besoin de médecins en renfort. Et on a besoin de médicaments, d’eau et de denrées alimentaires. »

Nejma Brahim

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