Un travail titanesque réunissant plus de 200 personnes depuis 25 ans s’achève en Pologne, avec le dernier volume de l’intégrale des archives du ghetto de Varsovie qui sort en librairie. Une somme, et une aventure à la croisée de l’histoire et de la mémoire qui s’enracine dans une tradition longue.

Le 12 octobre 1940, le ghetto juif de Varsovie était instauré par l’occupant nazi. Tous les Juifs de la capitale devaient s’y établir. © Getty – Madalori

C’est un livre de plus de 1100 pages entièrement constitué d’archives du ghetto de Varsovie qui est arrivé en librairie (et seulement en polonais à ce jour), cette dernière semaine d’août 2023, et bien que cette parution discrète se borne à la Pologne, c’est historique. Non seulement parce qu’en soi, l’ampleur du travail de compilation et de mise en lumière représente un ensemble édifiant ; mais surtout parce qu’avec cet ultime volume, qui est en fait le dernier tome d’une vaste somme, l’édition polonaise de ce qu’on appelle “les archives Ringelblum” est désormais complète et achevée. Or c’est cette masse d’archives qui fut à l’origine d’un intérêt tardif mais vivace pour l’histoire du plus grand ghetto de Pologne, de son soulèvement à partir du 19 avril 1943 alors que la police polonaise et les troupes allemandes entreprenaient d’en déporter les derniers habitants, et finalement de l’écrasement de l’insurrection préparée clandestinement par les résistants de l’Organisation juive de combat, entre les murs. Sans ces archives, cette histoire-là n’aurait pas sucité autant d’intérêt ; elle n’aurait surtout pas pu être racontée de cette manière-là, c’est-à-dire en faisant droit au témoignage de ceux qui n’étaient plus là – et à leur parti pris.

Car si les “archives Ringelblum”, comme on les appelle, sont désormais mieux connues et l’odyssée de leur sauvetage, propice à une notoriété qui n’est pas dépourvue de souffle romanesque, elles sont par ailleurs indissociables de toute une méthodologie et d’une manière de faire. C’est en fait toute une démarche qui fut endossée avec volontarisme par ces acteurs et ces actrices, parmi lesquels on comptait des historiens de métier et des intellectuels mais aussi des archivistes amateurs et des néophytes, qui tous ont produit des traces à mesure qu’ils comprenaient ce qu’induirait le nazisme. Ces archives portent le nom de l’historien Emmanuel Ringelblum, qui était né en 1900 et qui avait soutenu, en 1927, une thèse sur les Juifs de Varsovie depuis le XVIe siècle.

Or Ringelblum, qui était aussi connu comme militant politique et comme activiste humanitaire auprès des membres de sa communauté, vivait dans le ghetto comme les autres Juifs de la capitale. Il y demeurera jusqu’à quelques mois avant son écrasement en 1943. Et c’est là qu’il a mis sur pied une vaste résistance mémorielle en proposant aux habitants de documenter, de décrire, de recenser et finalement archiver leur quotidien. Dans ce périmètre reclus instauré un an après l’arrivée de l’Allemagne nazie en Pologne, pas moins de 300 000 Juifs avaient déjà été assassinés, tués sur place ou déportés, rien qu’entre le 22 juillet et le 12 septembre 1942. C’est à ce moment-là, et alors qu’il comprend que l’intention des nazis est bien l’anéantissement, qu’Emmanuel Ringelblum entreprend de rassembler le maximum de documents – et de convaincre autour de lui de faire de même, moissonnant journaux intimes autant que papiers officiels.

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Parmi les quelque 50 000 Juifs qui en dépit des rafles successives se trouvaient encore dans le ghetto à la veille du soulèvement, au printemps 1943 (dont 20 000 qui vivaient là clandestinement), certains continueront à enrichir cette collecte jusqu’au mois de mars. Puis le 19 avril, veille de Pessah, cette année 1943, la liquidation du ghetto démarrait : ce sera “l’opération Stroop”, du nom du dignitaire nazi aux manettes, et sur la couverture du rapport que ce dernier établira pour sa hiérarchie, auquel il épinglera des photos désormais restées célèbres visant à raconter l’histoire de l’épuration comme une opération bien huilée, on lira : “Il n’y a plus de quartier juif à Varsovie”.

35 300 pages, 6 000 documents sauvés de la moisissure

Le quartier juif et ses habitants ainsi furent décimés, mais pas leur mémoire parce que justement Emmanuel Ringelblum et les activistes du groupe “Oneg Shabat”, qui se réunissaient chaque fin de semaine pour compiler des ressources, avaient anticipé l’entreprise d’effacement que sera aussi l’Holocauste, et œuvré à dessein contre l’oubli. Ces archives, qui représentent plus de 35 300 pages et quelque 6 000 documents, vont tous azimuts : d’une rédaction de la main d’un adolescent qui décrit ce qu’il voit dans la rue, au fragment d’emballage d’un paquet de bonbons, en passant par le plan esquissé par un évadé du camp d’extermination de Treblinka ou encore une série de portraits de dix-huit écrivains yiddishophones, ce sont des archives du quotidien en même temps que les strates de l’histoire d’une façon de vivre, de parler, de créer – un monde. Elles ont permis d’édifier l’histoire de ces Juifs de Varsovie, qui représentaient avant-guerre un tiers de la population dans la capitale polonaise, et qu’on avait enfermés, affamés, pour finalement les assassiner. Sur place pour quelques milliers d’entre eux ; et sitôt descendus des trains, dans les camps d’extermination, pour plusieurs centaines de milliers d’habitants du ghetto. Ils représentaient jusqu’au nazisme la plus grande communauté juive d’Europe.

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La découverte de leurs archives en 1946 puis en 1950, en deux étapes à ce jour et bien qu’une partie n’ait encore jamais pu être retrouvée, fut un événement après la chute de l’Allemagne hitlérienne. Cachées dans des caisses ou même des bidons de lait, c’est notamment grâce à une poignée de survivants qu’elles avaient pu être dégagées des décombres laissés par l’incendie du ghetto. Deux rescapés du nom de Rachel Auerbach et Hersz Wasser avaient en particulier fouillé sans relâche, et fini par les retrouver. Ils donneront à leur tour l’élan à d’autres survivants issus d’autres ghettos, ailleurs en Europe, et à Vilnius par exemple, de faire de même, pour déterrer eux aussi des livres, des écrits, des documents. C’est comme cela qu’on pourra par exemple lire, en anglais en 2002, le journal tenu par Herman Kruk, qui s’intitulera Les Derniers Jours de la Jérusalem de Lituanie. L’obsession des archives juives de la Shoah avait ainsi fait tache d’huile, et l’instinct mémoriel d’après la catastrophe était déjà en train de se transformer en une entreprise d’édification du savoir, dont le centre de gravité se trouve toujours à Varsovie, où l’Institut historique juif s’appelle désormais Institut Emmanuel Ringelblum – qui est à l’origine de la publication en polonais de l’intégralité des archives, dont l’ultime volume vient de sortir dans les librairies polonaises cet été 2023.

C’est peu dire que parler de centre de gravité : en 1947, l’Institut avait déjà collecté 7 300 témoignages et publié trente-huit ouvrages. Mais dès la fin 1945 et 1946, les grands procès de l’Allemagne nazie, comme celui de Nuremberg par exemple, avaient révélé combien le travail juridictionnel était aussi un travail d’édification de l’histoire. Et les historiens polonais, issus du pays qui avait vu périr en masse le plus grand nombre de Juifs en Europe et de loin, étaient sans doute les plus actifs. En Pologne, alors que les troupes soviétiques arrivaient toujours par l’Est pour défaire l’armée nazie tandis que la Seconde Guerre mondiale n’était même pas encore officiellement achevée, un historien du nom de Filip Friedman s’était déjà dépêché de rassembler ce qu’il trouvait d’archives de l’histoire des Juifs de Lviv. Mais ce que montre par exemple l’historienne Audrey Kichelewski dans un article passionnant qui date de 2014, c’est que “ce sont pour l’essentiel ces membres fondateurs des commissions historiques en Pologne qui sont à l’origine du développement des recherches pionnières sur l’extermination des Juifs dans les centres majeurs qu’ils ont contribué à fonder à New York, Paris ou Jérusalem”.

Depuis Varsovie, mais partout dans le monde ainsi, des Polonais, historiens de métier ou le devenant, ont contribué au premier rang à créer les conditions matérielles de production d’un savoir sur le nazisme, les persécutions, et finalement l’extermination : en rendant ces archives disponibles, en y travaillant, ainsi qu’à leur traduction du yiddish au polonais puis plus tard à l’anglais ou au français ils ont ouvert un chemin vers une connaissance plus fine, plus immédiate, et aussi davantage au ras du sol. Qui s’est disséminée par-delà des frontières, bien que seule une toute petite partie des archives Ringelblum ait été éditée en France. D’abord dans une version très abrégée sous les auspices du pionnier Léon Poliakov du Centre de documentation juive à Paris, l’ancêtre du Memorial de la Shoah, qui avait travaillé à partir d’une traduction anglaise en 1978, quinze ans après que les textes existent en polonais ; puis chez Fayard en 2006 ou encore Calmann-Lévy en 2018, qui publiait une nouvelle version du Journal du ghetto de Varsovie, par Emmanuel Ringelblum, cette fois traduit depuis sa version originale en yiddish, sauvée des champignons.

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Dénoncé et fusillé en mars 1944 alors qu’il se cachait avec sa famille hors des limites du ghetto qu’il avait fui par un tunnel, Emmanuel Ringelblum était mort depuis six mois à peine, qu’un projet de commission historique juive sortait des limbes, en Pologne. Elle avait pour but de rassembler les témoignages qui sont collectés dès la chute du nazisme, mais aussi de continuer à documenter. Si ces commissions, qui voient le jour un peu partout sur le territoire polonais, privilégieront rapidement la langue polonaise plutôt que le yiddish contrairement à Ringelblum et ses partenaires du groupe Oneg Shabbat qui envisageaient aussi l’ambition archivistique dans une perspective linguistique, cet immense effort sorti de terre dans l’immédiat après-guerre s’inscrira en fait directement dans une tradition bien enracinée. Qui permet de mieux comprendre l’effort gigantesque accompli dès la chute du nazisme, mais encore l’énergie déployée depuis vingt-cinq ans pour que s’achève le projet faramineux de publication intégrale des sources, avec cette sortie du tunnel cette année 2023. Pas moins de deux cents personnes ont ainsi travaillé, vingt-cinq ans durant, pour que l’aventure archivistique devienne une aventure éditoriale.

Une dynamique polonaise

Mais avant eux, d’autres et parfois les mêmes avaient déjà œuvré pour que finalement, en 1999 et sur candidature officielle de la Pologne, les archives du ghetto soit inscrites au répertoire de la Mémoire du monde, par l’Unesco. Et l’Unesco étant aussi affaire de diplomatie et d’entreprise mémorielle, on touche là toute l’énergie déployée, quarante ans durant, par tout un monde historien polonais qui avait tout de suite œuvré, de part et d’autre des frontières : en décembre 1947, alors qu’une conférence s’était tenue à Paris qui verra s’ouvrir de nombreux débats sur les meilleures modalités de conservation, et même la possibilité d’une histoire du temps présent à chaud si près de l’événement, on peut déjà constater en fouillant dans la liste des principaux participants que nombre d’entre eux sont Polonais… même lorsqu’ils sont parfois présents dans des délégations d’autres pays. Dans un livre de 2012 qui s’intitule Collect and Record, l’historienne Laura Jockusch a quant à elle ébauché un recensement, pour montrer que parmi les principaux protagonistes des différentes commissions historiques et autres centres de documentation qui voient le jour immédiatement après la guerre et sont massivement animés par des gens issus d’Europe de l’Est, pas moins de 52 des 63 noms qu’elle répertorie sont eux aussi originaires de Pologne.

En réalité, des racines existaient pour cet élan en faveur de l’histoire juive, qui animait déjà Ringelblum et explique qu’on dispose aujourd’hui d’une source si riche qui fait toute la différence s’agissant de l’histoire du ghetto de Varsovie. Lui par exemple s’était passionné, avant guerre, pour diverses initiatives qui visaient déjà à collecter les traces de façons de vivre ou de produire, dans le monde juif. Car cette intention, qui emprunte autant à l’histoire par en bas, qu’à l’antropologie qu’à une tradition folkloriste, s’inscrivait en fait dans une démarche très ancienne qui plonge ses racines dans le XIXe siècle tandis qu’un peu partout des Juifs, déjà victimes de persécutions, avaient esquissé l’idée qu’il devenait urgent de documenter. A la fin du XIXe siècle, certains voyaient là l’artère qui permettrait de forger une conscience nationale juive. Un demi-siècle plus tard, alors que des centaines de milliers de Juifs de Varsovie avaient déjà été exterminés, Ringelblum réanimera en fait cette longue tradition en permettant à ces papiers épars, bientôt rongés par l’humidité et les champignons, de remplir leur office : laisser une trace, mais aussi permettre d’édifier un savoir.

Lorsqu’en 2011, l’historien Samuel Kassow, le premier, renouvelera en profondeur l’écho de toute cette entreprise longtemps méconnue du grand public avec son ouvrage retentissant Qui écrira notre histoire ? (chez Flammarion), qui donnait pour la première fois toute la mesure de ce qu’on pouvait tirer de ces archives sans équivalent, on lira sous la plume d’Emmanuel Ringelblum : “Tout le monde écrivait”. On peut désormais les lire, in extenso, et en polonais, même depuis que Simcha Rotem, le dernier résistant juif à avoir participé au soulèvement du ghetto de Varsovie en 1943, est mort depuis cinq ans déjà, en 2018.

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