Le ministère de l’Intérieur incite les préfectures à éloigner toujours plus de personnes étrangères grâce à une arme juridique floue : la menace à l’ordre public. Une notion complexe dont l’utilisation se révèle souvent arbitraire.

Chloé Dubois (collectif Focus) • 30 août 2023abonné·es

Expulsions : Darmanin préconise l’abus de pouvoir
Gérald Darmanin demande aux préfectures de procéder « à une évaluation du comportement de l’intéressé » pour apprécier sa « dangerosité dans l’avenir ». Un changement de paradigme inquiétant.
© NICOLAS TUCAT / AFP

Septembre 2020. Tout juste arrivé au ministère de l’Intérieur, Gérald Darmanin s’adresse aux préfectures dans une instruction relative à « l’éloignement des étrangers ayant commis des infractions graves ou représentant une menace grave pour l’ordre public [MOP] ». Dans l’annexe de cette circulaire restée confidentielle, le ministre appelle à systématiser les procédures d’expulsion ou les refus de titres de séjour contre n’importe quelle personne étrangère susceptible de représenter une « menace ». Les consignes concernent bien toutes les personnes d’origine étrangère : qu’elles soient en situation irrégulière, régulière, en demande d’asile, déjà bénéficiaires de l’asile, d’une protection subsidiaire internationale ou même naturalisées françaises.

Sur le même sujet : Droit des étranger·es : l’engrenage des OQTF pour « menace à l’ordre public »

Et pour les catégories « protégées », c’est-à-dire les étranger·ères qui ne peuvent théoriquement pas faire l’objet d’un éloignement (1), Gérald Darmanin affirme même, sans précaution : « Ces protections, à de rares exceptions près, ne sont pas absolues. » S’il arrive couramment que les préfectures les contournent déjà, « l’instrumentalisation de la menace à l’ordre public permet désormais de le faire bien plus facilement », dénonce Mélanie Louis, responsable des questions liées aux expulsions à la Cimade. Des pratiques abusives qui pourraient bien être légalisées avec le projet de loi asile et immigration voulu par l’Intérieur, qui envisage d’abolir ces protections en cas de menace pour l’ordre public.

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Les parents d’enfant français, les personnes mineures ou arrivées avant l’âge de 13 ans, celles mariées depuis au moins trois ans avec un Français, vivant en France depuis plus de dix ans ou gravement malades et ne pouvant bénéficier de soins dans leur pays d’origine.

Le problème, c’est que la notion n’a pas de définition juridique stricte ; elle est laissée à l’entière appréciation des préfectures et rien, ou presque, ne vient encadrer son utilisation. Seule une jurisprudence du Conseil d’État établit que la « menace » doit être grave, actuelle ou immédiate pour être caractérisée (2). L’institution ajoute que « les infractions pénales commises par un étranger ne sauraient, à elles seules, justifier légalement une mesure d’expulsion ». Dans la circulaire, le ministre de l’Intérieur invite pourtant les préfectures à apprécier la notion de manière « large » et « indépendamment des condamnations pénales », considérant, à rebours du Conseil d’État, que la perpétration d’infractions pénales « constitue à l’évidence des éléments à prendre à compte en tant que faits judiciairement constatés ».

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Conseil d’État, 12 février 2014, n° 365644.

Plus encore, Gérald Darmanin demande aux préfectures de procéder « à une évaluation du comportement de l’intéressé » pour apprécier sa « dangerosité dans l’avenir ». Un changement de paradigme inquiétant : les préfectures n’ont plus nécessairement à constater le danger que constitue une personne en raison de faits avérés, graves et actuels. Elles peuvent désormais se prononcer sans fondement, sur la base d’un soupçon – autrement dit, d’un « risque » tout aussi hypothétique que subjectif. Depuis, deux autres circulaires (3) sont venues réitérer ces directives, et les consignes de ­l’Intérieur ont bien été suivies. Dans la circulaire du 3 août 2022, Gérald Darmanin indique qu’en un an « 2 815 étrangers en situation irrégulière, sortant de prison ou au profil lourdement évocateur de risque de trouble à l’ordre public » ont été éloignés du territoire.

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Les circulaires du 3 août et du 17 novembre 2022.

Contactés pour en savoir plus sur le « profil lourdement évocateur » de ces personnes, et savoir combien d’entre elles ont été expulsées depuis septembre 2020, ni la direction générale des étrangers en France ni le cabinet du ministère de l’Intérieur n’ont répondu à nos nombreuses sollicitations. Une chose est sûre : sur le terrain, les associations, débordées, dénoncent une logique de harcèlement et des recours abusifs aux procédures d’éloignement sur la base de ce motif peu clair, malléable et politique. Des procédures qui conduisent inévitablement à de nombreuses dérives et à des expulsions illégales.

Instrumentalisation

En termes de communication, « c’est parfait », ironise Mélanie Louis : « Lorsque le gouvernement annonce que des “étranger·ères délinquant·es” sont expulsé·es, on se dit que ce sont des personnes qui ont fait des choses graves. En réalité, tout et n’importe quoi peut servir à caractériser cette menace. » Parmi les nombreuses mesures d’éloignement que nous avons pu consulter, il apparaît que l’application des circulaires de Darmanin se révèle, en effet, très « large ». De manière quasi systématique, les étranger·ères sortant de prison se voient notifier une obligation de quitter le territoire français (OQTF), comme celles et ceux qui ont fait l’objet d’une simple garde à vue (y compris sans poursuites ni condamnation), ou ont commis des faits qui ne sont sanctionnés que d’une amende dans le droit commun.

En réalité, tout et n’importe quoi peut servir à caractériser cette menace.

Mélanie Louis, Cimade.

Il y a cet homme en situation régulière dont le titre de séjour ne sera pas renouvelé car il a été verbalisé au volant de sa voiture avec un permis tunisien non traduit en français. Cette mère célibataire en situation irrégulière interpellée dans le RER à la suite d’une altercation verbale avec une autre usagère. Ou ce groupe de jeunes Afghans interpellés sur un campement parisien où ils étaient arrivés la veille pour déposer une demande d’asile, car ils provoquaient, selon la préfecture, et du fait de leur seule présence, « des désagréments dans la gestion de la sécurité routière », nous dira leur avocate.

Dérives

Parfois, les procédures relèvent même de l’absurde. Au printemps 2022, une ressortissante roumaine a été interpellée « pour des faits de racolage et de prostitution sur la voie publique ». Sur l’OQTF, les autorités estiment que le comportement de la jeune femme constitue « une menace réelle, actuelle et suffisamment grave à l’encontre d’un intérêt fondamental de la société française ». La préfecture ne s’étend pas davantage, mais la gravité des termes interroge puisqu’en France ni le racolage ni l’exercice de la prostitution ne sont pénalement répréhensibles.

Les défenseurs des droits des étranger·es constatent également une augmentation préoccupante des refus de régularisation pour « usage de faux ». Mais il faut expliquer : l’administration demande aux personnes en situation irrégulière désireuses d’accéder à un titre de séjour de présenter un certain nombre de fiches de paie. Or, puisqu’elles n’ont pas l’autorisation de travailler sur le territoire, elles sont parfois contraintes d’utiliser de faux documents d’identité pour trouver du travail. Certes, c’est illégal. Mais jusqu’ici « ça ne posait pas de problème », assure Stéphane Maugendre, avocat et membre du Gisti : « Les préfectures récupéraient les faux papiers pour les détruire et régularisaient ensuite les personnes concernées, en application de la circulaire Valls. »

Pour lui, « faire de ces gens des menaces pour l’ordre public démontre très clairement une application dure et éminemment politique de la MOP ». Pour répondre aux instructions de l’Intérieur, l’administration peut aussi s’appuyer sur des outils et fichiers tels que le très controversé « traitement des antécédents judiciaires » (TAJ) (4). L’avocate Justine Langlois se souvient, encore indignée, d’une cliente à qui la nationalité française a été refusée car « elle y était inscrite, oui, mais en tant que victime ! ».

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Fichier commun à la police et à la gendarmerie décrié pour son caractère invérifiable et l’utilisation qui en est faite. Y sont inscrites toutes les personnes mises en cause ou victimes. Contrairement au casier judiciaire, il n’est pas nécessaire d’être condamné pour y figurer.

Une dérive « typique », souffle Me Lucie Simon. « J’accompagne beaucoup de personnes issues de la communauté tchétchène à qui le statut de réfugié a été retiré sur le fondement d’une menace à l’ordre public, décrit-elle. La plupart n’ont même jamais fait de garde à vue, mais elles deviennent illégales sur la base d’une simple note blanche et font l’objet d’un arrêté d’expulsion (5). » Ces notes anonymes collectées par les services de renseignement suffisent souvent, sans preuve ni condamnation, à étiqueter une personne comme terroriste, explique l’avocate.

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Un arrêté d’expulsion (différent d’une OQTF) est une mesure qui peut être prise par un préfet ou le ministre de l’Intérieur contre un ressortissant étranger (y compris les catégories protégées) en cas de MOP ou d’atteinte à la sécurité de l’État. La procédure se déroule devant une commission d’expulsion (Comex).

« Ces procédures administratives ont des conséquences gravissimes sur la vie des gens, mais sans les garanties procédurales qui y sont rattachées en droit pénal. Vous allez pouvoir réduire quelqu’un à l’illégalité ou l’expulser vers un pays qu’il ne connaît peut-être pas, sur la base d’un fichier de police invérifiable, comme celui du TAJ, ou d’une note blanche. Tout ça sans que la personne ait eu le droit au contradictoire ou à une défense. »

Ces procédures administratives ont des conséquences gravissimes sur la vie des gens.

Lucie Simon, avocate.

Pour Mélanie Louis, ces procédures témoignent d’une « course effrénée aux interpellations » et de la mise en place d’une « politique du chiffre » qui permet de multiplier les expulsions en un temps record. Notamment parce qu’il est très difficile de s’opposer à une OQTF fondée sur une menace à l’ordre public : les personnes n’ont que 48 heures pour contester la décision et saisir un tribunal administratif. Trop souvent, cela ne leur laisse pas le temps de réunir les documents nécessaires ou de contacter un conseil juridique.


Cette enquête réalisée en collaboration avec La Chronique, le magazine des droits humains, publication mensuelle d’Amnesty International France.

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