Pour Alain Gresh, spécialiste du Proche-Orient, la France s’est alignée, depuis la présidence de Nicolas Sarkozy, sur les positions américaines. Une politique reprise par Emmanuel Macron, qui effectue mardi et mercredi une visite en Israël. Entretien.

François Bougon

24 octobre 2023 à 11h39

Alain Gresh, journaliste spécialiste du Proche-Orient, dirige le site Orient XXI. Il est l’auteur du récit graphique Un chant d’amour. Israël-Palestine, une histoire française avec Hélène Aldeguer, dont une nouvelle édition est publiée aux éditions Libertalia dans la collection « Orient XXI ». Du général de Gaulle à Emmanuel Macron, qui a entamé mardi 24 octobre une visite en Israël pour exprimer le soutien de la France après les attaques du Hamas, le livre retrace plus d’un demi-siècle de relations franco-israélo-palestiniennes : comment le conflit au Moyen-Orient est devenu une « passion française », et, surtout, comment Paris a joué un rôle diplomatique central avant de s’effacer progressivement à partir des accords d’Oslo en 1993.  

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Alain Gresh en mars 2022. © Photo Ammar Abdrabbo / MOFA / DOHA FORUM/AFP

Mediapart : Quel est le sens de ce chant d’amour que vous évoquez dans le titre ?

Alain Gresh : Au cours d’une visite en Israël de François Hollande en 2013, le premier ministre Benyamin Nétanyahou avait organisé un dîner privé, filmé et diffusé à l’insu du président français. Une artiste locale avait entonné la chanson de Mike Brant Laisse-moi t’aimer. Benyamin Nétanyahou demande alors au président français de pousser la chansonnette. Hollande s’y refuse, expliquant qu’il chante très mal mais que, s’il le pouvait, il entonnerait « un chant d’amour, un chant d’amour pour Israël et ses dirigeants ».

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Pour moi, cette parole d’un président socialiste illustre la relation spéciale qui s’est établie entre la France et Israël, à tel point qu’un président socialiste peut s’exprimer de la sorte sur un des premiers ministres les plus à droite de l’histoire de son pays, un premier ministre qui refuse obstinément toute idée d’un État palestinien que pourtant Paris défend. Cela m’a semblé représentatif de l’évolution de la politique française depuis une quinzaine d’années, ce que j’appelle dans notre récit graphique « un tournant silencieux » par rapport à la politique traditionnelle de la France.

Nous y reviendrons, mais tout d’abord, pourquoi a-t-il fallu attendre le 3 mars 1982 pour voir la première visite d’un président français en Israël, État créé trente-quatre ans auparavant ?

Il faut remonter à juin 1967. À l’époque, le général de Gaulle explique qu’il condamnera le pays qui déclenchera la guerre, et il va donc condamner Israël. À partir de ce moment, la politique française est fondée sur l’idée qu’on ne peut pas avoir des relations « normales » avec Israël tant qu’il continue à occuper des territoires arabes : le Sinaï et le Golan, mais aussi la Cisjordanie et Gaza. En octobre 1973, quand les armées égyptienne et syrienne attaquent Israël, le ministre des affaires étrangères français, Michel Jobert (sous la présidence Valéry Giscard d’Estaing), déclare : « Est-ce que tenter de remettre les pieds chez soi constitue forcément une agression ? » On comprend que, durant toute cette période, les relations franco-israéliennes soient tendues.

François Mitterrand, lui, était plutôt philo-israélien, sensible à la culture juive, lecteur de la Bible. Il tente d’une certaine manière d’infléchir cette politique. Mais en fait, malgré un voyage effectué en mars 1982, il se retrouve face à un premier ministre, Menahem Begin, homme de droite intransigeant qui refuse de bouger. On retrouve là chez Mitterrand cette idée que l’on retrouvera par la suite chez d’autres dirigeants français, selon laquelle il suffit d’être plus « compréhensif » avec les Israéliens pour arriver à infléchir leur politique, notamment en ce qui concerne les Palestiniens.

En 1982, non seulement François Mitterrand n’obtient rien en échange de sa visite mais, quelques mois plus tard, les Israéliens déclenchent l’opération « Paix en Galilée » et envahissent le Liban, font le siège de Beyrouth et traquent Yasser Arafat.

Cependant, même s’il y a des inflexions depuis de Gaulle, la diplomatie française reste sur la même ligne : il n’est pas possible d’entretenir des relations normales avec un État qui occupe des territoires arabes et ne veut pas régler la question palestinienne. Cette ligne fondamentale de la diplomatie française changera avec l’arrivée de Sarkozy à l’Élysée en 2007.

Depuis quand la question israélo-palestinienne est-elle un enjeu de politique intérieure ?

Il faut remonter bien avant 1967. En 1947-1949, un consensus se dégage au sein de toute la classe politique française – qui peut paraître incroyable – en faveur de la création de l’État d’Israël. Des émigrés juifs partent des ports français avec le soutien du gouvernement. Cette alliance va du Parti communiste – l’Union soviétique soutient la création de l’État d’Israël – à la droite républicaine. Très peu de voix discordantes s’élèvent pour faire remarquer que des Palestiniens vivent sur place et que cette création a abouti à l’expulsion et au départ de 800 000 Palestiniens.

Au moment de la crise du canal de Suez en 1956 (les Français, les Britanniques et les Israéliens s’étaient alliés pour attaquer l’Égypte qui avait décidé de nationaliser la compagnie du canal), les clivages sont différents, puisque le Parti communiste s’oppose à cette intervention décidée par les socialistes et soutenue par la droite. Mais, en dehors du PC, le soutien à Israël est très large. 

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Jacques Chirac avec Yasser Arafat en 2000 et Nicolas Sarkozy avec Ehud Olmert en 2005. © Photomontage Mediapart avec AFP

Mais c’est vraiment à partir de 1967 que la question va devenir une question de politique intérieure brûlante. Il y a en France à la fois une communauté juive qui s’est beaucoup renforcée avec l’arrivée des pieds-noirs d’Algérie, et une communauté musulmane importante en raison de notre passé colonial. Il y a aussi la volonté du général de Gaulle d’avoir une grande politique arabe et méditerranéenne après la fin de la guerre d’Algérie. Il entame une politique de rapprochement avec de nombreux pays arabes, comme l’Égypte et la Syrie. Cette stratégie sera poursuivie par Pompidou et Giscard d’Estaing, ses successeurs.

Pourtant, à son accession à la présidence en 1974, ce dernier (qui n’est pas issu du parti gaulliste) était vu comme pro-israélien. Mais Giscard va accepter l’ouverture d’un bureau de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Dans le livre, nous mettons en image cette anecdote : c’est devant le miroir de sa salle de bain que le premier ministre de l’époque, Jacques Chirac, apprend la décision de Giscard d’Estaing à la radio en se rasant. Il est fou de rage, hostile à l’époque à ces rapports avec l’OLP et pas du tout propalestinien. 

« La seule solution réaliste »

Cette politique française se traduit dans la déclaration de Venise de juin 1980. Le président français rallie les neuf pays de la Communauté économique européenne à un texte qui fixe les bases de ce que doit être toute solution politique : le droit de tous les États de la région, dont Israël, à vivre en paix et en sécurité, le droit des Palestiniens à l’autodétermination et la nécessité de négocier avec l’OLP.

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Cette ligne diplomatique, vivement critiquée par le premier ministre israélien Menahem Begin (qui prétend que la France veut négocier avec « les nazis arabes ») et par les Américains (qui dénoncent l’OLP comme « organisation terroriste »), va finalement triompher avec la signature des accords d’Oslo le 13 septembre 1993 entre le gouvernement israélien et l’OLP.

Durant toute cette période, qui va de 1967 aux années 2000, les responsables français sont persuadés qu’il faut faire entendre une voix autonome, et qu’ils défendent la seule solution réaliste. La France et l’Europe vont réussir  à changer la donne. Toute une série d’événements vont faire de l’OLP un interlocuteur légitime. Déjà reconnue par l’URSS et ses alliés, par les non-alignés, l’OLP va l’être en Europe, ce qui contribuera à conforter son choix pour une solution politique. Seront ainsi créées les conditions pour l’ouverture de négociations avec Israël et pour la signature des accords d’Oslo. 

D’ailleurs vous soulignez que les Américains récoltent les fruits médiatiques, on se souvient de la photo de la poignée de main entre Yitzhak Rabin et Yasser Arafat à la Maison Blanche, sous le regard de Bill Clinton, alors qu’ils n’ont pas fait grand-chose…

Non seulement les États-Unis n’ont pas fait grand-chose, mais quand le premier ministre Rabin informe Clinton des discussions secrètes en cours avec l’OLP, le président américain lui déconseille de continuer. Finalement, les États-Unis ont récupéré le processus. À partir de là, nous entrons dans une « période intermédiaire » durant laquelle la France a encore un rôle, mais déclinant.

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Aussi bien les Israéliens que les Palestiniens considèrent que les États-Unis sont l’arbitre essentiel, et le rôle de la France et de l’Union européenne se limite à financer l’Autorité palestinienne. Et, durant cette période de l’après-Oslo, qui coïncide aussi avec la fin de la guerre froide, domine l’idée que les problèmes du monde vont se résoudre, et l’Europe est préoccupée essentiellement par son élargissement.

1993 marque donc le début de l’effacement diplomatique de la France ?

Oui, Oslo est un des éléments qui vont accélérer cet effacement. Jacques Chirac a tenté pendant un temps de peser sur les négociations. Mais si l’on suit l’histoire de ces négociations entre Israël et l’OLP, ce qui frappe, c’est que les Américains sont du côté israélien et que les Européens, parce qu’ils veulent un succès et savent que les Israéliens ne céderont pas, font pression sur la partie faible, les Palestiniens, pour qu’elle fasse plus de concessions, vidant les accords de toute substance.

Finalement, cela provoquera une opposition grandissante en Palestine et aboutira à la seconde Intifada en 2000. L’Autorité palestinienne, qui avait fait le pari de la création d’un État palestinien à travers la négociation, échoue et c’est le Hamas qui récoltera les fruits de cet échec.

Quelle politique Macron mène-t-il ?

Il poursuit la politique inaugurée par Nicolas Sarkozy et poursuivie par François Hollande. C’est ce que je qualifie de « tournant silencieux », car il s’agit d’un vrai changement politique, mais non reconnu, honteux dirais-je. Les gouvernements français successifs prétendent qu’ils restent favorables à la solution des deux États, mais ne font rien pour y aboutir, ce qui supposerait de faire pression sur la partie qui refuse cette solution : Israël.

Or, au contraire, la France développe les relations bilatérales avec Israël à un niveau sans précédent, soutient le statut exceptionnel dont Israël dispose à l’Union européenne – des privilèges qu’aucun autre pays non européen n’a, en termes de droits commerciaux, de coopération scientifique, de consultation stratégique, etc.

La poursuite de la colonisation n’entrave en rien ce soutien, même si Paris publie des communiqués pour la condamner régulièrement. Les autorités israéliennes ne prêtent guère attention à ces déclarations, dans la mesure où les relations bilatérales entre la France et Israël et entre l’Union européenne et Israël ne sont pas impactées.

Le fossé s’est élargi à l’occasion de cette crise entre la France et le monde arabe.

Une autre raison qui a contribué au changement de la politique française est la place prise par la « guerre contre le terrorisme » depuis les attentats sur le sol américain du 11 septembre 2001. S’est mise en place une vision du monde dans laquelle l’Occident, dont la France fait partie, fait face à une menace islamiste mondiale, et, dans ce contexte, Israël est un allié. D’autant plus que le Hamas a pris un poids de plus en plus important depuis vingt ans.

On ne réalise pas que le poids du Hamas est le résultat de l’échec de l’Autorité palestinienne dans son projet de créer un État palestinien. C’est l’échec de l’accord d’Oslo sur lequel l’Autorité palestinienne et les modérés palestiniens ont tout misé, qui fait que, comme dans n’importe quel pays, les gens ont reporté leurs votes sur le Hamas, leurs adversaires. C’est comme ça qu’ils gagnent les élections de 2006.

Voyez-vous dans le champ politique français des gens qui continuent malgré tout à essayer de porter cette voix autonome que vous évoquiez ?

Il n’y en a plus beaucoup au niveau politique. Ce sont plutôt des « anciens », comme Dominique de Villepin. Cette tradition, pas seulement sur la question israélo-palestinienne, d’une politique autonome française par rapport aux États-Unis a largement disparu. Elle a disparu à la fois des grands corps de l’État, mais aussi des partis politiques.

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Les voix dissonantes sont plutôt présentes dans une petite partie de la gauche et aussi à l’extrême gauche, mais rares et souvent « prudentes », car aujourd’hui il est facile de disqualifier quelqu’un dans le débat public en l’accusant de soutenir le terrorisme ou d’être antisémite. Il n’y a qu’à écouter l’emballement des médias à chaque déclaration qui émet des doutes face à la politique israélienne à Gaza. Les médias sont d’une agressivité que je n’avais pas vue depuis longtemps, sans doute depuis la guerre de 1967.

Il y a enfin un aspect sur lequel je voudrais insister, c’est le fossé qui s’est élargi à l’occasion de cette crise entre la France et le monde arabe. Jamais la France n’a été aussi critiquée par tous les milieux politiques, par tous les courants, des islamistes aux libéraux en passant par la gauche, il y a une unanimité.

Prenez la Tunisie, où la scène politique est ultra-divisée depuis dix ans sur les islamistes, leur place, etc., il existe aujourd’hui un large front en son sein pour soutenir les Palestiniens et dénoncer avec virulence la politique française. Je ne sais pas si nos dirigeants en sont conscients. La France va en payer le prix fort à court et moyen terme dans tout le Proche-Orient et le Maghreb. Après le fiasco français en Afrique, cela devrait préoccuper nos dirigeants.

Dans Orient XXI, le 9 octobre, vous écriviez : « Mais ce que les événements actuels accréditent, une fois de plus, c’est que l’occupation déchaîne toujours une résistance dont les seuls responsables sont les occupants. » Que répondez-vous à celles et ceux qui dénoncent le terrorisme et considèrent que les atrocités commises par le Hamas discréditent la cause de la libération nationale ?

L’assaut du 7 octobre du Hamas, allié aux autres organisations palestiniennes, qui a tué 300 soldats mais aussi de nombreux civils [plus de 1 400 personnes ont été tuées selon les autorités israéliennes – ndlr] – actions constitutives d’un « crime de guerre » comme le sont le blocus et les bombardements de Gaza –, pose une nouvelle fois la question du terrorisme et de sa définition. C’est un exercice laborieux, tant les groupes regroupés sous la rubrique « terrorisme » sont hétérogènes.

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Quand des journalistes somment quiconque intervient sur Gaza de dénoncer le Hamas comme « organisation terroriste », ils oublient que cette désignation, entérinée principalement par l’Union européenne et les États-Unis, est refusée par les Nations unies et par de nombreux États qui maintiennent des canaux de communication avec cette organisation.

La France ne s’est résolue à placer le Hamas sur la liste des organisations terroristes qu’en 2002, après bien des hésitations. Israël a, pendant des années, entretenu des contacts avec ce mouvement. Peut-on croire qu’une organisation qui a recueilli environ 40 % des suffrages parmi les Palestiniens en 2006 peut être purement et simplement éradiquée ?

Enfin, il est facile, depuis Paris, d’adopter un point de vue de « condamnation » des crimes de guerre, pourquoi pas ? Mais n’oublions pas que c’est l’occupation qui engendre la violence. Et rappelons-nous que la lutte de libération nationale du peuple algérien s’est aussi accompagnée d’actions terroristes.

François Bougon

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