Le 23 juin dernier, Anticor a perdu son agrément devant le tribunal administratif. Sa présidente détaille les multiples aspects d’un combat destiné avant tout à rétablir la confiance entre les citoyens et les élus.

Nadia Sweeny • 12 juillet 2023

Article paru
dans l’hebdo N° 1766

« Quand Anticor attaque quelqu’un, on dit que c’est partisan »
“Ce n’est pas normal qu’une association anticorruption soit soumise à une autorisation donnée par un gouvernement qu’elle peut avoir l’occasion d’attaquer.”
© By Sakamé

Élise Van Beneden a étudié le droit à la Sorbonne et en Italie. En 2009, alors âgée de 23 ans, elle devient bénévole chez Anticor. En 2013, elle entre au barreau de Paris et est élue secrétaire générale d’Anticor avant d’en devenir la présidente en mars 2020. Moins d’un an plus tard, elle cofonde le média Blast et coécrit, avec le magistrat Éric Alt, Résister à la corruption (Gallimard, « Tracts » n° 36, 2022).

Le tribunal administratif (TA) a annulé l’arrêté du Premier ministre d’avril 2021 qui renouvelait l’agrément d’Anticor, disant que cet arrêté était « entaché d’une erreur de droit » car « l’administration a accordé le renouvellement de l’agrément au regard non pas du respect des conditions posées par le texte, mais d’un engagement à les respecter à l’avenir ». Pour l’avocat de vos détracteurs – deux adhérents d’Anticor, dont l’ancien comptable –, cet arrêté a été écrit pour être attaqué. Pouvez-vous nous expliquer ?

Le Premier ministre y dresse une liste de griefs. Il nous a d’abord reproché de ne pas avoir donné le nom d’un donateur important au conseil d’administration. Or la Cnil [Commission nationale de l’informatique et des libertés] nous avait signifié que le nom des adhérents et des donateurs d’Anticor était une donnée sensible, davantage protégée que les données personnelles lambda. Nous avions mis en place une politique de confidentialité stricte. Lorsqu’il y a eu ces dons de 5 000 euros par mois, nous avons prévenu le conseil d’administration que l’auteur n’était pas un personnage public, ni un élu, ni un membre d’un parti politique. Nous avons informé sur l’origine du compte bancaire du don et de la fortune de la personne concernée. Nous nous sommes contentés de ça pour ne pas violer le règlement général de protection des données (RGPD). Dans son arrêté, le Premier ministre fait aussi référence à un contentieux en cours : des administrateurs nous attaquent pour faire annuler deux conseils d’administration et l’assemblée générale de 2020. Mais nous avions déjà eu un contentieux similaire – remporté par l’association – et ça ne nous a jamais empêchés d’avoir l’agrément. Anticor est un lieu de pouvoir au sein duquel il y a des guerres de pouvoir. C’est inexorable et, en réalité, ça dit quelque chose de la vitalité démocratique. S’il n’y avait pas d’opposition, il faudrait se poser des questions. Jean Castex a aussi prétendu que nous allions engager un commissaire aux comptes alors que nous en avions déjà un. C’est une erreur factuelle. Il dit que nous nous sommes engagés à modifier nos statuts, or nous avons toujours eu l’agrément sur la base de nos anciens statuts. Je ne comprends donc pas cet argument obscur.

On exige de nous ce qu’on ne demande à personne d’autre.

Alors que c’est l’arrêté même du Premier ministre qui était attaqué devant le TA, aucun représentant de l’administration n’est venu défendre cette décision. Pourquoi ?

L’administration du Premier ministre a pris des conclusions écrites d’une dizaine de pages qui sont un copié-collé des arguments que j’avais apportés pendant la procédure d’instruction pour l’obtention de cet agrément en 2021. Ils n’ont rien fait de plus. La personne qui représentait le cabinet du Premier ministre est venue à l’audience et s’est assise dans le public sans prévenir le greffier. En réalité, personne ne voulait défendre cet arrêté. C’était donc à nous de le faire.

Le donateur dont vous avez parlé, M. Vinciguerra, riche entrepreneur proche d’Arnaud Montebourg, vous a fait un don de 64 000 euros. Un don interprété par certains comme une volonté d’intrusion dans l’action d’Anticor au profit d’un futur candidat à la présidentielle. Qu’en est-il ?

Nous avons appris dans la presse, fin 2020, la proximité de M. Vinciguerra avec M. Montebourg. Ce monsieur n’a jamais eu aucune influence sur aucune décision d’Anticor. Il ne pouvait pas le faire et, s’il l’avait tenté, il aurait pris la porte. Il n’était que donateur et avait moins de pouvoir qu’un simple adhérent.

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Cet entrepreneur pratique aussi l’optimisation fiscale…

M. Vinciguerra avait des comptes bancaires à l’étranger : nous l’avons aussi appris dans la presse en décembre 2020. On nous reproche de ne pas l’avoir su. Mais nous sommes tous bénévoles à Anticor et nous n’avons pas les pouvoirs de Bercy. Une fois que nous l’avons su, M. Vinciguerra a arrêté ces dons.

Comment M. Vinciguerra s’est-il retrouvé à proposer de financer le média Blast, que vous avez créé avec Denis Robert en janvier 2021 ?

Un jour de juillet 2020, il nous a dit : « Regardez-vous : vous vous battez avec des bouts de ficelle contre des gens qui ont beaucoup de pouvoir et de réseaux. Il faut vous armer ! » Il nous a proposé d’attribuer 700 000 euros à Anticor. J’ai consulté le conseil d’administration, en connaissant déjà la réponse : il était impossible pour nous d’accepter une telle somme. Nous avons refusé et il m’a demandé ce qu’il pouvait faire pour soutenir la lutte contre la corruption. Je lui ai conseillé de se tourner vers les médias qui font de l’investigation car ça nous aide énormément. Je lui ai donné le contact de Denis Robert, qui était encore au Média à l’époque. Blast n’existait pas et je n’avais aucune intention de créer quoi que ce soit. M. Vinciguerra donnait déjà pas mal d’argent à des médias. Après coup, il n’a de toute manière rien donné à Blast.

La relation avec l’argent – pourtant nécessaire pour organiser la lutte – est particulièrement difficile à Anticor ?

C’est vrai pour toutes les structures. Qu’on soit dans un milieu associatif qui représente un contre-pouvoir ou un parti politique, si on veut mener ces combats à bien, il faut être irréprochable. Nous nous sommes retrouvés dans une mécanique où nous nous sommes vu reprocher, de manière illégitime, nos propres valeurs. Pour nous protéger, nous avons adopté de nouvelles règles. Quand le Premier ministre a dit que nous nous étions engagés à modifier nos statuts, il sous-entendait que la volonté de s’améliorer est un aveu de dysfonctionnement. Ce n’est pas le cas. Mais on exige de nous ce qu’on ne demande à personne d’autre.

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Quelles sont ces nouvelles règles ?

Nous n’avons toujours pas de subventions publiques ni de dons d’entreprise. Les dons de personnes morales sans but lucratif doivent être validés par le conseil d’administration. Les dons des personnes physiques sont libres et anonymes jusqu’à 7 % des recettes annuelles de l’année précédente. Entre 7 et 10 %, le nom du donateur est mentionné dans le rapport annuel public. Au-dessus de 10 %, c’est soumis au vote de l’assemblée générale. Nous avons modifié nos statuts pour graver dans le marbre nos pratiques qui assurent l’indépendance d’Anticor. Nous avons aussi inséré un RIC interne et nous comptabilisons le vote blanc. Dans son fonctionnement, Anticor est très avant-gardiste.

On vous soupçonne aussi, notamment à l’échelon local, d’entamer des actions pour des raisons partisanes parce que certains membres de groupes locaux sont des élus ou des candidats. Qu’en pensez-vous ?

L’ADN d’Anticor est de réhabiliter les liens de confiance entre les citoyens et les élus.

Quand nous attaquons quelqu’un, on nous dit systématiquement que c’est partisan. C’est pratique car ça permet d’éviter le débat sur le fond. Anticor a été créée par une vingtaine d’élus. Puis elle a fusionné avec l’association Les Amis d’Anticor, à laquelle adhéraient les citoyens. Anticor est devenue une association citoyenne où les élus sont les bienvenus. Les attaques internes, lancées après l’élection de 2020, sont principalement dues à une question : dix membres du conseil d’administration ont voulu interdire Anticor à tous les élus et interdire aux responsables locaux d’avoir des mandats électifs. Nous étions onze à nous y opposer. À mon sens, c’est se tromper de combat. L’ADN d’Anticor est de réhabiliter les liens de confiance entre les citoyens et les élus, pas de verser dans la solution facile du « tous pourris ». Nos actions en justice contribuent en un certain sens à alimenter ce sentiment. Mais ce n’est ni notre ligne ni notre combat. Notre objectif est d’écarter de la vie politique les élus qui dysfonctionnent. Pas de dire que tous les élus sont corrompus. Sinon ça remet en cause tout le fonctionnement de notre démocratie représentative. Or on ne peut pas rétablir les liens de confiance et interdire les élus dans l’association. C’est contradictoire. Anticor a des règles de déport en cas de conflit d’intérêts et de retrait au moment des élections. Mais nous avons eu un gros désaccord interne qui a plombé le fonctionnement de l’association. Une assemblée générale a été convoquée pour remettre en cause le conseil d’administration et débattre de ce sujet. Nous avons présenté de nouvelles listes avec nos positions et les adhérents ont voté en 2020. Nous l’avons emporté. Je n’étais pas rassurée, car l’argument du « tous pourris » fonctionne.

Devant le tribunal administratif, le ministère public a évoqué Sherpa et Transparency International, deux associations qui détiennent le même agrément qu’Anticor, en arguant que vous le retirer ne changeait pas grand-chose à la lutte contre la corruption.

On ne fait pas le même travail : nous sommes complémentaires. Sherpa et Transparency ont moins d’une trentaine de contentieux. Anticor en a 159 en cours, principalement localement grâce à nos 85 groupes répartis sur tout le territoire. Les dysfonctionnements commencent en bas de l’échelle. C’est là que les gens souffrent le plus directement de la corruption. Personne ne remet en question la qualité du travail d’Anticor. Personne ne remet en question la légitimité de nos plaintes sur ces questions très complexes.

En tant qu’association, vous pouvez déposer des plaintes. Pourquoi l’agrément que l’État vous a retiré est-il utile ?

Il est nécessaire pour nous constituer partie civile et forcer l’action publique quand le procureur refuse d’instruire.

Quelles sont les conséquences de ce retrait pour le contentieux d’Anticor ?

Les personnes mises en cause risquent de contester la validité des constitutions de partie civile et les actes demandés aux juges d’instruction. L’objectif des mis en cause dans les affaires de corruption, c’est de gagner du temps. Mais l’article 2-23 du code de procédure pénale dit clairement qu’une association régulièrement agréée « à la date de la constitution de partie civile » peut exercer ces droits.

Quand nous attaquons quelqu’un, on nous dit systématiquement que c’est partisan. C’est pratique.

Vous avez déposé un recours contre la décision du tribunal administratif ?

Nous avons fait un appel contre la décision et un autre pour demander la suspension de son application.

Vous avez aussi déposé une nouvelle demande d’agrément. En 2021, Éric Dupond-Moretti avait dû se mettre en retrait de cette décision, puisqu’il était en position de conflit d’intérêts car mis en cause dans une procédure dans laquelle vous êtes partie civile. Comment cela pourrait-il se passer cette fois-ci ?

Il est toujours en déport du fait d’un décret de Jean Castex. Il ne peut pas s’occuper lui-même de cette demande, mais elle est traitée par la direction des affaires criminelles et des grâces, qui est placée sous la tutelle du ministère de la Justice. C’est ubuesque !

La décision finale pourrait-elle revenir à Élisabeth Borne ?

Normalement, il faudrait qu’elle aussi se déporte : nous venons de porter plainte dans le dossier des autoroutes qui a priori la vise directement. Nous avons aussi porté plainte il y a quelques années dans l’affaire de la tour Triangle à Paris, mais je ne sais pas si elle est personnellement impliquée car elle était à la direction de l’urbanisme de la mairie de Paris jusqu’en 2013. Or la concession mise en cause a été attribuée en janvier 2015.

Élise Van Beneden Anticor
« Notre objectif est d’écarter de la vie politique les élus qui dysfonctionnent. Pas de dire que tous les élus sont corrompus. » (Photo : By Sakamé.)

Ce qui ramènerait donc à Bruno Le Maire, si on suit le protocole…

Oui. Et nous avions aussi porté plainte contre lui dans le dossier Alstom. Toutefois, au moment de notre constitution de partie civile, nous n’avons pas conservé la partie qui concernait Le Maire. Donc nous n’avons pas directement de procédure contre lui. A priori, ce pourrait être lui, sauf s’il s’estime en conflit d’intérêts, ce qui déléguerait la décision à Gérald Darmanin.

En ajoutant les affaires Alexis Kohler, secrétaire général de l’Élysée, et Richard Ferrand, ancien président de l’Assemblée nationale, Anticor met en cause des personnalités-clés du gouvernement. Cet agrément peut-il être délivré sereinement par un pouvoir dont nombre de représentants sont mis en cause ?

Non ! Il faut changer la procédure. Ce n’est pas normal qu’une association anticorruption soit soumise à une autorisation donnée par un gouvernement qu’elle peut avoir l’occasion d’attaquer. Anticor est un contre-pouvoir et on ne peut pas laisser au gouvernement la décision de permettre à un contre-pouvoir d’exercer son pouvoir. Il faut libérer les contre-pouvoirs d’un arbitraire possible.

Qui pourrait donner cet agrément ?

Ça pourrait être le Défenseur des droits mais, pour modifier ses missions, il faut une loi constitutionnelle, qui serait compliquée à mettre en œuvre. On a donc pensé à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, une autorité indépendante avec une direction collégiale, qui serait le gage d’un certain degré d’impartialité.

L’existence de cet agrément entrave-t-elle la lutte contre la corruption ?

En 2016, le coût de la corruption en France a été chiffré par le Parlement européen à 120 milliards d’euros par an. On n’a pas de chiffres à jour. Or il n’y a que trois associations agréées : il en faudrait beaucoup plus. Si on nous enlève le terrain judiciaire, on ira sur le terrain culturel. Mais nous perdrions beaucoup car notre combat est aussi un combat contre l’impunité.

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Nadia Sweeny

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