L’illusion d’un État juif tout puissant qui ne saurait être contesté a volé en éclats le 7 octobre. La catastrophe a considérablement approfondi les haines réciproques, et elle engendrera probablement de nouvelles et terribles catastrophes. L’Histoire pourrait cependant nous transmettre d’autres enseignements : quand il n’y a pas d’autre issue, quand tous les extrémismes se sont avérés être des impasses, ils sont obligés, en serrant les dents, d’apprendre à vivre ensemble.

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Shlomo Sand

Historien israélien spécialisé dans l’histoire contemporaine

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Lorsque, en une grande envolée, on qualifie des humains de « bêtes sauvages », une partie d’entre-eux le deviennent effectivement. Lorsqu’en réaction aux atrocités perpétrées contre nous, nous n’hésitons pas à commettre des atrocités encore plus nombreuses, moraux que ceux qui nous ont attaqués.

Par ailleurs, quand nous affirmons que nos ancêtres ont été déracinés de leur terre, il y a deux mille ans, et que cela nous octroie sur celle-ci un droit éternel, tout en refusant de reconnaître les revendications des habitants de Gaza chassés de leurs foyers il y a 75 ans, nous ne pouvons pas nous considérer comme de simples victimes d’un conflit sanglant.

Lorsque nous qualifions d’antisémite quiconque ose critiquer la politique de notre gouvernement, nous dévalorisons la signification de la judéophobie caractéristique du temps long chrétien. Ne nous y trompons pas : quand les descendants de ceux qui nous ont recrachés d’Europe, et sans hésiter nous ont jetés sur les Arabes de Palestine, nous soutiennent aujourd’hui, ils ne se différencient pas beaucoup de leurs prédécesseurs.

Quand, de nos jours, les Européens rejettent les immigrés musulmans pauvres, en les accusant de vouloir s’imposer sur l’Europe, ils ressemblent, à s’y méprendre, à leurs devanciers de la première moitié du 20ème siècle qui gratifiaient d’accusations semblables les juifs venus de l’empire russe.

Et qu’en est-il de nos très fidèles amis américains ? Ils ont promulgué en 1924 des lois d’immigration ségrégationnistes destinées à empêcher les non-protestants d’aborder les rivages des États-Unis, contribuant ainsi au piège tragique de nombreux juifs d’une Europe, qui s’apprêtait à devenir le champ d’un crime de masse. Leur soutien actuel à Israël certainement l’un de leur plus important client en termes d’armements, ne relève pas d’une générosité humanitaire, mais plutôt d’un calcul stratégique au service de leurs intérêts au Moyen Orient.

En comparant le Hamas à Daesh, le Premier Ministre israélien, comme la plupart des communicants se trompent doublement : premièrement le Hamas n’a jusqu’à présent pas commis d’attentat meurtrier en Europe ou aux États-Unis ; deuxièmement, et contrairement à Daesh et à Al-Qaïda, le Hamas est, hélas, une organisation nationaliste-religieuse dotée d’un large socle populaire, et il ne semble pas pouvoir être détruit par l’élimination de quelques-uns de de ses dirigeants.

Il en va de même pour les Talibans afghans, les Houtis au Yémen, le régime des ayatollahs iraniens, le Hezbollah libanais. Il ne s’agit pas là d’une simple orientation de l’islam, mais bien d’un phénomène global, croissant et préoccupant. Lorsque dans le monde entier, les valeurs et les mythes du futur se disloquent, cédant la place à ceux du passé, la symbiose entre religion et nationalisme triomphe : il en va ainsi parmi les hindouistes à Bombay, les bouddhistes au Myanmar, ou les nationalistes messianiques à Jérusalem.

Prenons garde cependant, à ce que l’historien laïque et athée, lorsqu’il décrit la cruauté manifeste qui caractérise aujourd’hui les courants du nationalisme religieux de plus en plus hégémoniques dans l’ensemble du monde postcolonial, n’oublie pas l’Histoire, et ne la déforme pas.

En effet, la révolte anti britannique en Inde, celle des Mao-Mao au Kenya, du FLN en Algérie, des Khmers Rouges au Cambodge, et même du Viêt-Cong au Vietnam se sont aussi accompagnées d’actes de violences et de massacres anticolonialistes qui ne déparent pas de ceux de leurs actuels héritiers religieux fondamentalistes. Il importe toutefois de préciser que dans les bilans de la terreur le nombre de victimes des massacres perpétrés par les pouvoirs politiques dominants a toujours été infiniment supérieur à celui résultant des attentats hideux commis par les opprimés.

Si la plupart d’entre-nous savent que les nazis ont exterminé près de six millions de juifs et tziganes, et que les bolcheviks portent la responsabilité, lors de la « collectivisation », d’une famine ayant entraîné la mort de plus de trois millions d’Ukrainiens, peu d’entre nous savent, en revanche, que les Britanniques ont causé, au 18ème siècle, la mort par famine de dix millions de Bengalis, en les obligeant à cultiver l’opium à la place de produits alimentaires. Moins nombreux encore savent que la Belgique coloniale porte, au 20ème siècle, la responsabilité de la mort de six millions d’Africains dans les mines du Congo et que les Américains ont tué près de deux millions de Vietnamiens.

La mémoire historique a toujours été sélective, et le plus souvent façonnée par les dominants, et non pas par les vaincus ou les dominés.

Lorsque dans l’Israël du début du 21ème siècle, s’est imposée l’opinion selon laquelle on peut indéfiniment continuer à dominer les Palestiniens, sous la forme d’un enfermement à Gaza et d’un apartheid en Cisjordanie, Il s’en trouve peu pour contester cette position. Le grand mouvement de protestation contre les tentatives de restriction du libéralisme s’est vivement refusé à « mélanger les sujets » : surtout ne pas évoquer l’occupation qui dure depuis 56 ans, ne pas mentionner non plus le respect des droits humains pour les Palestiniens, et surtout ne pas parler de parvenir à un quelconque statut d’égalité civique.

Il faut défendre la démocratie pour les juifs, et ce n’est pas le moment de s’intéresser à ce que ceux-ci infligent quotidiennement aux autres. De ce fait, la politique israélienne dominante ne diffère pas beaucoup des positions fondamentales du Hamas, qui aspire à fonder une grande Palestine musulmane accordant quelques droits aux croyants juifs minoritaires.

La malheureuse illusion d’un État juif tout puissant qui ne saurait être contesté a volé en éclats le 7 octobre, jour fatidique du terrible massacre.

Israël n’est pas véritablement une villa juive protégée dans une jungle arabe soumise, et il ne peut pas exister un Moyen-Orient sans les Palestiniens. La récente catastrophe a considérablement approfondi les haines réciproques, et elle engendrera probablement, à plus ou moins brève échéance, de nouvelles et terribles catastrophes.

L’Histoire pourrait cependant nous transmettre d’autres enseignements : quand il n’y a pas d’autre issue, quand tous les extrémismes se sont avérés être des impasses, emmêlés les uns aux autres, ils sont obligés, en serrant les dents, d’apprendre à vivre ensemble. Ainsi, la Suisse déchirée, où la violence avait atteint des sommets, a fini par accéder en 1848, à une paix confédérale entre germanophones et francophones ; ainsi l’Irlande du Nord où protestants et catholiques se sont entretués jusqu’au « good Friday » de 1998 ont montré que l’Histoire est pavée de créations d’États binationaux, pluri-nationaux, ou tout simplement nationaux accouchés par la violence.

Et, lorsque sera venue l’heure du compromis historique, nous n’arriverons peut-être plus à comprendre pourquoi une haine aussi durable a pu animer tant d’entre-nous.

Shlomo Sand (traduit de l’hébreu par Michel Bilis).

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