Histoire d’un livre. De nouvelles lettres de poilus ? Cet ouvrage dit surtout le for intime de deux époux séparés par le conflit, mis au jour par leur arrière-petite-fille.

Par André Loez(Historien et collaborateur du « Monde des livres »)

Publié le 05 juin 2021 à 08h00

Lèon Plantié à Agen, en 1902 Collection particulière 

« Que de baisers perdus… La correspondance intime de Léon et Madeleine Plantié (1914-1917) », de Cécile Plantié, préface de Clémentine Vidal-Naquet, Presses universitaires de Bordeaux, « Mémoires vives », 520 p., 33 €.

A l’origine de Que de baisers perdus…, il y a une injonction du soldat Léon Plantié à son épouse, Madeleine : « Je sais que tu gardes mes lettres mais je viens te les recommander encore et te dire de bien les conserver. » On est le 28 novembre 1915. L’espoir d’une guerre courte a disparu. Comme pour tant d’autres familles, c’est la correspondance qui, palliant l’absence, matérialise le lien conjugal et l’espoir de se revoir. Et ces lettres précieusement conservées deviennent le support du souvenir et du deuil. Léon est tué le 16 août 1917 au Chemin des Dames. Plusieurs fois tentée de brûler ces centaines de missives échangées entre eux depuis le début du conflit, Madeleine les a finalement gardées, et transmises après son remariage, jusqu’à ce que l’arrière-petite-fille du couple s’en empare pour les éditer.

Cécile Plantié, jointe par « Le Monde des livres », se souvient de la maison familiale et de cette « vieille armoire, de ces armoires qu’on n’ouvre pas. Il y a encore le linge de mon arrière-grand-mère, qu’elle a reçu en dot, et qui n’a jamais servi ». C’est là, dans des boîtes en carton, soigneusement rangées par ordre chronologique, que la professeure de français au collège a retrouvé les traces de leur amour à la fois brisé et exalté par le conflit. Paysans lot-et-garonnais, Madeleine et Léon s’étaient mariés en 1909. Leur fils avait tout juste 10 mois quand la guerre a éclaté. Mobilisé, mais trop âgé pour être versé dans un régiment d’active – il était né en 1878 –, et affecté à des travaux manuels plutôt qu’au combat, Léon a longtemps pensé échapper au danger. Mais pas au manque, ni à la douleur d’une solitude imprévue.

« 1e je te mettrer au lit avec moi, et 2e je te mangerer de baisers »

Lettre après lettre, il dit à Madeleine son amour, sa frustration, son désir, exècre la guerre qui les sépare. Un désarmant étalage de ses sentiments les plus vifs qui, cent ans plus tard, intrigue et décontenance à la fois Cécile Plantié. « Quand j’ai découvert ces lettres, explique-t-elle, j’étais mal à l’aise, c’était comme si l’on entrait dans la boîte aux lettres de quelqu’un, c’est intime. Ce qui m’a le plus surprise, c’est la relation entre Léon et Madeleine : trois ans d’écriture, et trois ans d’un amour intense, revivifié en permanence. Où on dit qu’on s’aime. Moi, je suis fille de paysans, j’avais dans l’idée que dire l’amour, raconter l’amour, avouer son amour était quelque chose de bourgeois. Découvrir, si proche, une relation où ils osaient à ce point se dire qu’ils se manquaient, ce à quoi ils tenaient, ça m’a vraiment surprise. »

Car les courriers de Léon deviennent dialogue, les réponses de son épouse étant systématiquement conservées à partir d’août 1915. Mieux : ils trouvent une formule simulant, par courriers interposés, la spontanéité d’une discussion, puisque le mari renvoie systématiquement à son épouse ses lettres à elle, qu’il commente au fil des phrases, rature, enrichit de ses remarques, à même le papier. Et Madeleine, qui rechignait tant à correspondre – « autrefois c’était un suplice », avoue-t-elle en septembre 1915 –, de s’épancher à son tour, d’espérer le moment où « 1e je te mettrer au lit avec moi, et 2e je te mangerer de baisers ».

Cette franchise amoureuse est aussi ce qui a frappé la paléographe et traductrice Sylvie Wojciechowski, spécialiste notamment des textes en occitan, qui s’est chargée de la transcription des courriers : « Cécile Plantié m’a présenté l’ensemble des lettres et, forcément, je n’ai pu que les trouver intéressantes… Cette sensibilité, l’intelligence des propos et de la formule, c’est vraiment exceptionnel. » Un travail à la fois austère et gratifiant, mené grâce à une souscription locale, qui a partiellement financé le décryptage parfois difficile de l’énorme matériau (près de trois millions de caractères, dont un cinquième a fait l’objet d’une sélection pour la publication). « Je démarrais très tôt, 6 heures, 6 heures et demie, et la matinée était consacrée à une immersion dans les lettres, raconte-t-elle. La paléographie demande une grosse concentration. Arrive un moment où vous y êtes : vous partagez la vie de ces gens, leurs souffrances, vous êtes dans les tranchées avec eux… »

Fin de cycle mémoriel

Ainsi s’est établi un rigoureux processus d’édition, permettant d’identifier au premier regard, par la typographie, lequel des deux époux s’exprime, en respectant évidemment l’orthographe ou les hésitations d’origine. Il n’était cependant pas facile d’accéder à la publication, surtout après la fin du cycle mémoriel lié au centenaire de la guerre, qui a laissé bien des éditeurs sceptiques ou épuisés. Cécile Plantié raconte l’aide bienvenue de l’universitaire Guy Latry afin de concrétiser le projet : « Les lettres de poilus, ça n’intéresse plus. Lui est occitaniste, il m’a dit : “C’est notre travail de regarder ces écrits oubliés, de regarder ces écrits du for intime.” »

C’est aussi pourquoi Clémentine Vidal-Naquet, spécialiste du lien épistolaire et conjugal dans la Grande Guerre, a préfacé l’ouvrage, finalement accueilli aux Presses universitaires de Bordeaux. « La dimension érotique est présente dès le début, de la part de Léon, analyse l’historienne. Souvent, elle se construit au fil de la correspondance. C’est rare de voir un primo-épistolier écrire aussi franchement ses désirs, ses frustrations. » Et, en refermant le livre, le lecteur se prend à maudire plus que jamais la guerre, qui empêcha les retrouvailles de Léon et Madeleine.

Critique

« Ma chère petite femme » et « Mon très cher ami »

Longtemps, c’est la valeur littéraire que l’on recherchait dans les témoignages de la guerre de 1914-1918. Maurice Genevoix, Ernst Jünger, Roland Dorgelès étaient les porte-parole lettrés et admirés du monde des tranchées. On s’est ensuite penché sur des écrits plus ordinaires, plus représentatifs de l’ensemble des combattants, mieux à même de répondre aux questions des historiens sur l’expérience du feu, la violence subie et exercée, la ténacité dans les conditions terribles du front ouest.

La correspondance des époux Plantié relève encore d’une autre catégorie. La détestation de la guerre y est omniprésente mais celle-ci est vue de loin. Quelques séjours aux premières lignes, pour des travaux et des réparations surtout, et beaucoup d’allées et venues font l’ordinaire d’un soldat de la « territoriale », largement à l’abri. S’il raconte des épisodes marquants, dont les grandes fraternisations de décembre 1915, lorsque Allemands et Français sont sortis simultanément de leurs tranchées inondées par une pluie incessante, c’est avant tout l’arrière-plan social du texte qui fait sa valeur documentaire.

On y voit un couple non seulement épris, mais travailleur et bavard, utilisant le courrier pour faire les comptes de la ferme et s’inquiéter de l’épargne, discuter du prix des veaux et de l’infidélité des voisines. Se fâcher, quelquefois, quand les lettres s’espacent trop, avant de revenir à « ma chère petite femme », « mon très cher ami ». Un lien ordinaire et vibrant d’affection.

Extrait

« [17 décembre 1914]
Ah, tu me parle que je défends la Patrie, et bien, crois-moi, Chère Amie, l’enthousiasme que nous avions au départ de Marmande c’est bien éteint, et le moral des hommes est bien fatigué. Oui, j’aime ma Patrie, car ma patrie, c’est vous, vous deux que j’aime plus que tout au monde, vous êtes ma petite patrie, mais la grande Patrie, n’en parlons plus, elle devrait être la même pour tout le monde, il devrait y en avoir qu’une, comme il n’y a qu’un genre humain, enfin crois-tu que les Allemands, comme les Russes, les Anglais et tous enfin, veulent la guerre, non, les hommes, les soldats ne la veulent pas, car ils aiment eux aussi et sont aimés par leurs familles, alors ils veulent vivre, Ceux qui la veulent et qui la font sont à l’abrit et commande. »
Que de baisers perdus…, page 104

André Loez(Historien et collaborateur du « Monde des livres »)

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