Depuis quelques années, mais surtout depuis l’envahissement de l’Ukraine par l’armée russe le 24 février 2022, chacun s’interroge sur la santé mentale de Vladimir Poutine. Dans cette « opération spéciale », comme on dit au Kremlin en interdisant aux citoyens de parler de « guerre » sous peine de 15 années de prison, la stratégie s’est révélée mal choisie et mal conduite. Ainsi, la deuxième armée du monde aura pataugé plusieurs semaines ou plusieurs mois dans l’échec, la tuerie et les crimes de guerre à répétition. Que s’est-il donc passé dans la tête de Poutine ? Serait-il devenu fou ? Si c’est le cas, jusqu’à quel désastre cette folie peut-elle le conduire ? Et chacun redoute, bien sûr, l’embrasement nucléaire… Seul l’avenir tranchera. En attendant, nous avons eu le privilège de lire, dans Le Monde du 21 mars 2022, et dans la revue Esprit du mois d’avril, les analyses d’Yves Hamant, professeur émérite de civilisation russe et soviétique.Je connais Hamant depuis quelques années. À la faveur d’un travail d’édition, j’ai appris à respecter son érudition et sa clairvoyance au sujet des affaires russes. Dans ses dernières chroniques, il s’interroge sur la langue et la pensée de Poutine, qui seraient contaminées par « l’argot mafieux ». Pendant la montée du nazisme, le philosophe Victor Klemperer avait déjà montré comment les hitlériens avaient trituré et transformé la langue allemande. Publié en 1947 puis traduit en français, son livre LTI, la langue du IIIe Reich fait toujours autorité sur les questions de langage.Aujourd’hui, toutes proportions gardées, la même contamination affecte la langue russe. Cela commence en 1999 par une vulgarité affichée quand Poutine déclare que son pays « irait buter les terroristes (tchétchènes) jusque dans les chiottes ». À l’époque, on voyait là une sorte de populisme. Mais Hamant cite d’autres exemples plus révélateurs. Le 7 février 2022, Poutine évoque devant Emmanuel Macron les accords de Minsk sur l’Ukraine, signés le 12 février 2015. Il affirme que le président ukrainien Volodymyr Zelensky devrait bien les appliquer.Il assortit sa remarque d’une maxime dont on oublie de dire qu’il s’agit d’une tchastouchka (refrain satirique) scabreux sur la Belle au bois dormant. Voici le passage en question : « Dans la tombe, elle dort ma belle / Je m’incline et je te b… / Que oui ou non cela te plaise / À toi de l’supporter ma belle. » Cette langue contaminée et même criminalisée, on l’appelle en russe le mat. C’est une sorte d’argot, mais en plus violent, une véritable langue de haine. Elle en vient à parasiter n’importe quelle culture, y compris celle de Tolstoï (le russe) ou de Goethe (l’allemand).Il se trouve que, il y a près de 50 ans, Alexandre Soljenitsyne, dans son livre l’Archipel du Goulag (1973), analysait longuement ce phénomène linguistique qui transforme une langue en instrument de domination. Yves Hamant a raison de préciser que « sur cette culture ont pu se greffer la démesure et la paranoïa où finissent par sombrer tous les tyrans ».Cette conquête ratée de la petite Ukraine par le géant russe restera comme une démonstration de force pitoyable mais ruisselante de sang et de larme

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