Raphaëlle Branche est sans doute actuellement la chercheuse  la plus en pointe sur la guerre d’Algérie. Historienne, professeure d’histoire contemporaine à Paris-Nanterre, elle a déjà une dizaine d’ouvrages à son actif dont d’abord en 2000, celui qui fut l’objet de sa thèse  intitulée L’armée et la torture pendant la guerre d’Algérie : les soldats, leurs chefs et les violences illégales.

Et le dernier donc en 2020 Papa qu’as-tu fait en Algérie, enquête sur un silence familial, le premier chez Gallimard et l’ultime à la Découverte.

Raphaëlle Branche

                             Confusion entre suspect et coupable

Dans son premier ouvrage, Raphaëlle Branche a documenté la torture comme système destiné à terroriser la population pour la détourner du FLN. Selon l’auteure,  la torture n’est pas un « dérapage » imputable à quelques militaires isolés qui auraient outrepassé leurs ordres, mais bien un « système » au cœur de la guerre d’Algérie. Système qui est le le produit direct de la situation coloniale : les Algériens n’ont jamais été considérés comme les égaux des Français métropolitains et la violence est au cœur des pratiques coloniales depuis la conquête initiée en 1830. Pour les militaires, la France est  confrontée à une « guerre révolutionnaire » qui appelle  des méthodes spécifiques. Les rebelles étant cachés au cœur de la population civile, le principal objectif de l’armée est d’obtenir des renseignements. Or, chez les militaires, la confusion entre Algérien et suspect puis entre suspect et coupable est vite réalisée, justifiant pour eux le recours à la torture. Voici l’essentiel de sa thèse élaboré en travaillant  sur les archives militaires partiellement déclassés depuis 1992, celles auxquelles Pierre Vidal Naquet n’avait pas eu accès pour écrire l’affaire Audin. Elle a pu notamment déchiffrer une partie des jmo, ces journaux de marche et d’opération mais elle a aussi interrogé, pacifiquement !  des appelés  qui ont accepté de témoigner…confirmant  les corvées de bois, les fameux fuyards abattus tel que décrit dans les jmo. 

Une pratique de la torture  devenue un modèle pour la Cia et les régîmes autoritaires d’Amérique du Sud où, on s’en souvient, le général Aussaresse est allé former ses collègues…

                                       Le mauvais côté de l’histoire

 Le dernier ouvrage qui nous intéresse aujourd’hui,  c’est donc “Papa qu’as- tu fais en Algérie?” Enquête sur un silence familial.  

Ce silence familial, nous en avons eu une illustration lors du colloque sur l’Algérie organisé par la revue Ancrage en octobre : l’un des participants au débat, engagé dans la guerre d’Algérie, a témoigné de son incapacité pendant des décennies à parler à son épouse et à ses enfants de ces années contraintes passées outre-Méditerranée. Un mélange de honte et de pudeur que  Raphaëlle Branche ausculte dans cet ouvrage, fruit de longues années d’enquête auprès des appelés de l’époque, les conscrits,  mais aussi de leurs épouses et de leurs enfants, de leurs sœurs et frères afin dit l’auteure, de faire l’histoire d’un silence. Quasiment tous les jeunes gens qui eurent 20 ans entre 1954 et 1962 durent aller faire leur service militaire en Algérie soit plus d’un million et demi de jeunes hommes. Une quasi-demi-génération qui fut plongé dans une guerre particulièrement violente qui a eu du mal à dire son nom . « Non seulement la guerre d’Algérie n’a pas été perçue comme hors normes mais pour beaucoup de français, ce conflit lointain et peu meurtrier n’a pas été appréhendé comme une guerre pendant longtemps » écrit Raphaëlle Branche dans son introduction. Autant les Etats-Unis ont pris en charge les vétérans du Vietnam à leur retour, jamais la France ne s’est inquiétée de l’état de la santé mentale de ceux qui avaient été appelés en Algérie. « En France, il n’existe quasiment aucune étude sur les anciens d’Algérie et leurs traumatismes, qu’il s’agisse de travaux de médecine ou de sciences sociales, la prise en charge psychologique a été très tardive et la réflexion sur les impacts dans les familles absente. A  la différence de la guerre du Vietnam, celle d’Algérie est une guerre coloniale dont la fin consacre  l’effondrement de l’empire colonial. » Les Français se sont trouvés du mauvais côté de l’histoire. Dans cette enquête, c’est plus largement la place de la guerre d’Algérie dans la société française qui se trouve éclairée : si les silences sont avérés, leurs causes sont moins personnelles que familiales,  sociales et, ultimement liées au contexte historique des dernières décennies. Avec le temps, elles se sont modifiées et de nouveaux récits sont devenus possibles.

Jean-François Meekel

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