Rachel Mbiga

Publié le 24/07/21

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·  ·  ·  Sama’ Abdulhadi lors du Exit music festival le 9 juillet, en Serbie. 

Srdjan Stevanovic / Getty Images Europe / Getty Images via AFP

Sa nationalité intrigue sur une scène électro mondiale où les artistes arabes sont encore rares. La DJ palestinienne installée à Saint-Denis jouera aux Eurockéennes ce samedi 24 juillet, après avoir mis en transe la ZUT de la Villette, le 11 juillet à Paris.

Avec bientôt huit millions de vues sur YouTube, la Boiler Room de Sama’ Abdulhadi se place dans le top 10 de ces célèbres et très respectés DJ sets diffusés en livestream. Mais, au-delà des chiffres, les commentaires sous cette vidéo témoignent encore mieux du « phénomène Sama’ » : « Je ne pensais pas que ce genre de soirées avaient lieu en Palestine », écrit l’un, « Je ne savais pas que les Palestiniens aimaient la techno », ajoute un autre… Si Sama’ Abdulhadi, DJ de 31 ans originaire de Ramallah, a initié les Palestiniens à la techno, elle a aussi initié le monde électro à son pays.

Sacrée « reine de la techno palestinienne », Sama’ Abdulhadi galvanise la foule, comme à la ZUT de la Villette le 11 juillet dernier, où son set, ardent, a réuni plusieurs centaines de fans en délire. Son aisance et la curiosité que provoque malgré elle sa nationalité la hissent au rang d’étoile montante et mettent en lumière cette région, longtemps passée sous le radar de cette musique. Rencontre avant son prochain set, samedi 24 juillet, à la « résidence secondaire » des Eurockéennes, à Belfort.

“Enfants, nous écoutions de la musique à la radio, mais en Palestine, les morceaux étaient interrompus par des flashs info qui annonçaient des morts.”

Comment devient-on la première DJ palestinienne ?
J’ai commencé quand j’avais 12 ans, lors de fêtes d’anniversaire. Enfants, nous écoutions de la musique à la radio, mais en Palestine, à l’époque de la seconde Intifada, les morceaux étaient interrompus par des flashs info qui annonçaient de nouveaux morts. J’ai donc décidé de me charger de la musique. Mon père travaillait dans l’événementiel et me prêtait des haut-parleurs et des lecteurs de CD. Il m’aidait à les monter et les démonter. Il a fait ça pendant environ six ans, jusqu’à ce que je passe mon permis ! J’ai raté une carrière de footballeuse professionnelle à cause d’une blessure. Pour me consoler, mon père m’a dit : « Tu m’as fait transporter tout cet équipement pendant des années, alors tu es obligée de te lancer dans la musique ! » C’est donc en grande partie grâce à lui que je suis devenue la première DJ palestinienne.

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Votre carrière s’est accélérée ces dernières années…
Tout a beaucoup changé en effet. Au début, j’évoluais en tant que DJ plutôt « technique », mais quand je suis arrivée en Europe, les choses se sont accélérées. Mon premier agent en France m’a dit : « Tes sets sont corrects, mais ce n’est pas vraiment de la techno, ce qui est normal vu l’endroit d’où tu viens. » J’ai donc beaucoup observé d’autres DJ et après une quinzaine de sets, un soir, il a fini par me dire : « Ça, c’est de la techno ! » Mais je sais qu’il ne faut jamais se reposer sur ses lauriers. D’ailleurs, lorsque j’ai joué avec Richie Hawtin et Kevin Saunderson, deux pontes de la techno que j’admire énormément, j’ai réalisé que j’avais encore un long chemin à parcourir.

Vous portiez un autre nom à vos débuts, Skywalker. Pourquoi avoir repris Sama’ ?
Skywalker était une référence à mon prénom, qui veut dire « ciel » en arabe, et à Johnnie Walker, la marque de whisky. Mais quand j’ai décidé de me lancer professionnellement dans le deejaying, j’ai réalisé que je ne serais jamais plus célèbre que Star Wars. Je suis donc revenue à mon vrai nom, Sama’, qui en plus d’éviter la concurrence avec Luke est plus proche de mes racines.

Qu’est-ce qui vous a donné la confiance nécessaire pour vous lancer dans ce métier ?
Je travaillais en Égypte en tant qu’ingénieure du son et mon cousin m’a dit : « Ne laisse pas les opportunités te glisser entre les doigts. Profites-en. Tu n’es pas sûre que ça marche, mais tu te dois d’essayer. » C’est à ce moment précis que j’ai abandonné tous les plans B et que je me suis lancée à fond dans la musique. C’est le meilleur conseil que j’ai reçu.

Sama’ Abdulhadi lors du Exit music festival, en Serbie. 

Srdjan Stevanovic / Getty Images Europe / Getty Images via AFP

Liban, Royaume-Uni, Égypte, France… Vous avez beaucoup bougé.
Oui. En partant de Palestine, j’ai d’abord vécu au Liban. J’y ai découvert les boîtes de nuit, assisté à mon premier vrai DJ set. J’ai donc un lien particulier avec ce pays. C’est pour cela que j’aime autant y jouer. Ensuite, je suis allée à Londres pour poursuivre des études d’ingénieure du son. De retour en Palestine, j’étais surqualifiée, et je me retrouvais toujours à des postes où je devais diriger, alors que je voulais apprendre de personnes plus expérimentées. L’Égypte est un haut lieu de l’art dans le monde arabe, j’y ai donc emménagé et j’ai travaillé dans des studios, sur des films, des concerts… J’ai même donné des cours à des enfants ! J’ai tout essayé, pour voir ce que j’aimais et ce que je n’aimais pas. J’étais si occupée que j’y ai passé cinq ans sans même m’en rendre compte. Je construisais peu à peu ma carrière d’ingénieure du son. Et puis j’ai eu un concert en France grâce au festival Palest’In & Out, qui promeut les jeunes talents émergents originaires de Palestine. C’était au Petit Bain, et j’en garde un excellent souvenir. L’une des membres du jury a vraiment cru en moi et m’a aidée à obtenir une résidence à la Cité internationale des arts. Ce festival a été un véritable tremplin pour ma carrière.

Vous avez même décidé de vous installer en France, pourquoi ?
J’apprécie l’ouverture et l’accessibilité de la France. Il est très facile de transiter depuis Paris, et c’est très important pour mon travail. Pour ce qui est de la barrière de la langue, j’ai la chance de vivre à Saint-Denis, qui est une ville multiculturelle, et je n’ai donc même pas besoin de parler français, je parle seulement arabe ! J’aime aussi beaucoup la scène underground parisienne, que je trouve unique en Europe. La France a toujours cette culture rebelle de faire la fête et d’embêter la police ! Le club Le Péripate était incroyable, j’imagine parfois que le Berlin des années 1980 devait ressembler à cela et je suis heureuse de pouvoir retrouver une atmosphère similaire ici.

“En Palestine, les jeunes m’épatent, ils organisent des soirées incroyables et sont très ouverts.”

La vie nocturne a-t-elle changé en Palestine depuis que vous avez commencé à être DJ ?
Il y a une trentaine de DJ en Palestine maintenant, et je découvre en permanence de nouveaux artistes ! Les jeunes m’épatent, ils organisent des soirées incroyables et sont très ouverts, encore plus qu’à mon époque. Mon frère m’a dit récemment que quatre soirées étaient programmées le même jour, ce qui n’arrivait jamais avant. Bien sûr, ces derniers mois ont été très durs, mais à présent tout le monde est d’humeur festive. Je pense aussi qu’il y a une unité au sein de la jeunesse que nous n’avions jamais observée auparavant. Ça va dans le bon sens, même s’il n’y a toujours pas de boîtes de nuit.

Assiste-t-on à la naissance d’une scène techno arabe ?
Disons qu’il existe une certaine unité à l’intérieur des frontières que nous pouvons traverser. Avant Internet, il était difficile de se faire connaître. Aujourd’hui, grâce aux réseaux sociaux, on découvre de plus en plus d’artistes au Koweït, à Oman, en Égypte, en Syrie, mais il est toujours très compliqué pour nous d’obtenir des visas pour nous déplacer dans la région. C’est regrettable que le public doive aller en Europe pour assister à mes sets, car seule une partie d’entre eux peuvent se le permettre. Pour le moment, nous dépendons entièrement de l’Occident, car nous n’avons pas d’autre choix. Mais « c’est la vie », et cela finira bien par changer…

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