L’Ukraine a commencé l’année 2024 sous les bombes, visée ces derniers jours par des frappes russes massives. Elle s’interroge, par ailleurs, sur le futur de son armée. Pour renflouer ses rangs, une loi pourrait bientôt abaisser de 27 à 25 ans l’âge de la conscription.

Justine Brabant

3 janvier 2024 à 19h03

Les Ukrainien·nes ont appris à redouter les dates symboliques. Fêtes religieuses, journées de commémoration historique : depuis l’invasion du pays à grande échelle par la Russie en février 2022, elles semblent être devenues des moments privilégiés par l’exécutif russe pour lancer des attaques d’ampleur.

Voilà un an, fin 2022, la Saint-Sylvestre avait été marquée par des attaques de drones kamikazes sur huit régions ukrainiennes, causant quatre morts et 50 blessés selon les autorités de Kyiv. En mai 2023, la capitale ukrainienne a essuyé une vague particulièrement importante de raids aériens le jour où elle célébrait l’anniversaire de la fondation de la ville, le 28 du mois. À la fin novembre 2023, la ville connaissait une autre attaque importante le jour de la commémoration de l’Holodomor, la grande famine provoquée dans le pays par le pouvoir soviétique en 1932 et 1933.

En réalité, les forces russes mènent des attaques de missiles et de drones presque chaque jour, y compris à des dates sans connotation symbolique particulière. Mais il n’empêche : dans ce contexte, beaucoup d’Ukrainien·nes redoutaient l’approche des fêtes de la fin d’année 2023.« Est-ce que cette année, ils voudront attaquer la nuit de Noël ? », s’interrogeaient ainsi plusieurs habitant·es de la capitale, début décembre. Certains avaient choisi de reporter les sorties de Noël traditionnellement prisées des Kyiviens – au théâtre ou à l’opéra – pour cette raison.

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Les pompiers ukrainiens tentent d’éteindre un incendie après une frappe de missile à Kyiv, le 2 janvier 2024. © Photo Genya Savilov / AFP

Ces derniers jours leur ont donné partiellement raison. Si la nuit de Noël a finalement été relativement calme – l’état-major ukrainien affirme que 31 drones ont été tirés vers le territoire ukrainien mais aucune victime ne serait à déplorer –, les jours qui ont suivi ont été autrement meurtriers.

Le 29 décembre au matin, Moscou a lancé la plus grande attaque aérienne sur la capitale depuis février 2022. Selon le commandant en chef ukrainien Valeri Zaloujny, les forces russes auraient lancé 36 drones Shahed, suivis de plus de 120 missiles, de tous types et de toutes tailles, lancés depuis une trentaine d’avions bombardiers et d’avions de chasse vers les villes de Kyiv, Kharkiv, Lviv, Dnipro, Zaporijjia et Odessa, ainsi que vers les régions de Soumy, Tcherkassy et Mykolaïv.

Le lendemain, durant la nuit du réveillon, Moscou a poursuivi ses frappes, notamment sur Kharkiv, la seconde plus grande ville du pays. Le 2 janvier encore, cinq personnes étaient tuées et 130 blessées dans des attaques aériennes à travers le pays, selon les décomptes ukrainiens.

Tester les faiblesses des défenses antiaériennes

Selon les forces armées ukrainiennes, ces frappes sont menées à l’aide de drones kamikazes Shahed, de missiles de croisière ou encore de missiles hypersoniques Kh-47М2 dits « Kinjal ». Ces derniers seraient capables d’atteindre une vitesse de 12 000 kilomètres-heure, les rendant très difficilement interceptables.

De l’avis de nombreux spécialistes militaires, les forces armées russes utilisent massivement leurs drones Shahed pour sonder la défense antiaérienne ukrainienne et choisir des itinéraires qui semblent moins protégés, afin de frapper ensuite leurs objectifs à l’aide d’une combinaison de missiles. Des unités spéciales de l’armée ukrainienne sont déployées toutes les nuits, notamment autour de la capitale, pour essayer de traquer ces drones.

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La Russie assure ne viser que des cibles militaires, notamment des usines de fabrication d’armes et des quartiers généraux de forces armées. Pourtant, « près de 70 civils auraient été tués et au moins 360 blessés par des frappes aériennes » dans le pays depuis le 29 décembre, selon le bureau des Nations unies chargé de coordonner les efforts humanitaires en Ukraine (OCHA Ukraine). Ces chiffres sont en cours de vérification et « pourraient encore augmenter au fur et à mesure que les opérations de secours se poursuivent », précise l’organisation.

Ces attaques aériennes s’inscrivent dans un contexte plus général d’escalade entre Kyiv et Moscou. Après les frappes russes du 29 décembre, une attaque (non revendiquée mais selon toute vraisemblance ukrainienne) a fait 25 morts et plus d’une centaine de blessés dans la ville russe de Belgorod, selon les autorités locales. De nombreuses victimes seraient des civils, sans qu’il soit possible de déterminer s’ils étaient visés intentionnellement – ce qui marquerait un spectaculaire revirement dans la stratégie de Kyiv – ou s’ils ont été touchés accidentellement, par exemple par la chute de débris de munitions.

Vladimir Poutine a assuré que ce « crime » ne « resterait pas impuni » et a promis « d’intensifier » les frappes sur l’Ukraine ; tandis que Volodymyr Zelensky promettait dans son message du Nouvel An que les forces russes allaient subir des « ravage» en 2024.

Une nouvelle loi en débat sur la mobilisation

Il y a la guerre qu’on voit, et celle qui se prépare. Si cette succession d’attaques aériennes retient légitimement l’attention, ce début d’année 2024 sera aussi marqué par d’importantes décisions de l’Ukraine et de la Russie quant au futur de leurs armées.

Le niveau très important de pertes de part et d’autre du front rend la question des effectifs criante pour les deux États. L’Ukraine, en particulier, a besoin de soldats. Bien que le nombre de victimes dans ses rangs ne soit pas public, sa tentative de contre-offensive (qui n’a pas permis de percée décisive) a vraisemblablement été très coûteuse en vies.

En cette fin d’année 2023, plusieurs articles de presse ont fait état de soldats de plus en plus âgés combattant dans les rangs ukrainiens, parfois dans leur quarantaine ou cinquantaine. Des familles de militaires s’élèvent pour demander que leurs proches, parfois au front depuis plus d’un an, bénéficient de rotations.

Pour tenir cette guerre qui dure, l’Ukraine va donc devoir trouver de nouvelles recrues. Le vivier de volontaires s’amenuisant (tous ceux qui souhaitaient combattre ayant a priori eu le temps de s’engager), les autorités se penchent sur la question d’une nouvelle mobilisation. Mais le sujet est sensible et les modalités de cette décision ne sont pas encore arrêtées.

Peu de politiques se pressent pour défendre des mesures jugées potentiellement difficiles à accepter.

Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a déclaré le 19 décembre dernier, lors d’une conférence de presse, que la hiérarchie militaire lui avait proposé la mobilisation de « 450 000 à 500 000 » hommes supplémentaires. Il n’a pas dit s’il donnerait suite à cette demande, soulignant qu’il avait « besoin de plus d’arguments » et de précisions.

Interrogé, le commandant en chef des forces armées ukrainiennes, le général Zaloujny, a refusé de « discuter publiquement » du nombre de recrues souhaitées, se retranchant derrière le secret militaire.

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Volodymyr Zelensky lors d’une visite d’un point de contrôle avancé à Avdiivka dans la région de Donetsk (Ukraine), le 29 décembre 2023. © Photo présidence ukrainienne via AFP

Derrière cette prise de parole présidentielle, beaucoup voient une subtile manœuvre de Zelensky, dans un contexte de divergences feutrées entre dirigeants politiques et hiérarchie militaire. En présentant cette possible mobilisation comme une demande de la hiérarchie militaire (plutôt que de lui-même), le président ukrainien fait habilement porter la responsabilité d’une décision potentiellement impopulaire sur les chefs des armées, estiment plusieurs analystes.

Si aucun objectif chiffré n’est défini à ce jour, un projet de loi a d’ores et déjà été envoyé par le gouvernement au Parlement ukrainien, qui précise et dans certains cas modifie certaines modalités de la conscription. Il prévoit entre autres d’abaisser l’âge minimum pour être appelé sous les drapeaux de 27 à 25 ans (pour les hommes sans expérience militaire) et d’introduire une « formation militaire de base » de trois mois pour les Ukrainiens de 18 à 25 ans.

Le texte présenté par le gouvernement propose également que les convocations militaires puissent être envoyées par e-mail – elles devaient auparavant être envoyées par lettre ou remises en personne.

Des sanctions plus sévères

Mais là encore, peu de politiques se pressent pour défendre des mesures jugées potentiellement difficiles à accepter par la population. Selon le journal ukrainien Ukrainska Pravda, les député·es de la majorité présidentielle (parti des « Serviteurs du peuple ») ont reçu pour consigne de ne pas commenter le projet de loi, en raison de la « sensibilité » du sujet, et de renvoyer les questions à ce sujet aux autorités militaires.

À défaut de politiciens d’envergure, c’est le commandant des armées qui semble avoir été appelé en renfort pour expliquer au public la nécessité de certaines de ces mesures. Le général Valeri Zaloujny, dont la parole publique est plutôt rare, a donné une conférence de presse et a été invité dans une émission de télévision le lendemain de la soumission du projet de loi, le 26 décembre. Il y a expliqué pourquoi le système actuel de recrutement était inadapté à ses yeux.

Le projet de loi prévoit également de faciliter la conscription des Ukrainiens vivant à l’étranger (pour pouvoir obtenir un passeport, il faudra désormais prouver son enregistrement auprès des autorités militaires), et d’imposer des sanctions plus sévères à ceux qui chercheraient à y échapper.

Le texte, qui devrait être examiné autour du 10 janvier par le Parlement ukrainien, prévoit également quelques mesures concernant la démobilisation des soldats : la possibilité de démissionner sans condition pour les soldats ayant connu une longue captivité (plus de trois mois) ou encore le droit à la démobilisation pour les militaires ayant servi en continu plus de 36 mois. L’opposition prépare d’ores et déjà un amendement proposant de ramener ce délai à 18 mois.

En Russie, l’ombre de l’élection présidentielle

En Russie, le débat a le mérite d’être déjà tranché : le président de la commission de la défense de la Douma a précisé en septembre qu’il n’y aurait pas de démobilisation avant la fin de la guerre en Ukraine. « Ils rentreront chez eux après l’achèvement de l’opération militaire spéciale. Aucune rotation n’est prévue », a fait savoir, sans fioritures, le député Andreï Kartapolov.

Les demandes de familles de soldats de fixer une durée légale maximum de présence au front ont, jusqu’à présent, toutes reçu des réponses négatives. Le 20 décembre, l’opposant russe Boris Vishnevsky a indiqué avoir demandé au gouvernement, au nom d’un collectif d’épouses de soldats, de limiter à un an le service des mobilisés. Le ministère de défense a jugé cette requête « inopportune ».

Ces engagés à durée indéterminée seront-ils bientôt rejoints par des renforts ? Les rumeurs d’une nouvelle vague de mobilisation ont enflé après la signature au début du mois de décembre, par le président Vladimir Poutine, d’un décret augmentant de 15 % les effectifs des forces armées russes. Elles devront désormais compter 2,2 millions de membres, dont 1,32 million de militaires.

Le ministère russe de la défense a motivé cette décision par « l’expansion de l’Otan » et les « menaces croissantes » qui pèseraient sur la Russie, « liées à l’opération militaire spéciale » – le terme utilisé par les autorités russes pour désigner la guerre qu’elles mènent en Ukraine.

Mais pour le think tank conservateur américain Institute for the Study of War (ISW), qui tient un bilan quotidien détaillé de la guerre en Ukraine, ce décret « est probablement une reconnaissance formelle de l’effectif actuel de l’armée russe » plutôt qu’« un ordre d’augmenter immédiatement le nombre de militaires russes ». Selon les calculs du think tank, les 170 000 recrutements supplémentaires prévus par ce décret correspondent à l’augmentation, déjà réalisée, du nombre de personnes travaillant pour les forces armées russes depuis le précédent décret fixant leurs effectifs, qui date d’août 2022.

Une partie au moins de ces effectifs est constituée de contractuels recrutés par l’intermédiaire de sociétés de sécurité privées (selon l’ancien président Dmitri Medvedev, près d’un demi-million de mercenaires ont signé un contrat avec l’armée russe en 2023), ainsi que de travailleurs étrangers ou récemment naturalisés ayant été raflés lors d’opérations de police.

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Même s’il jugeait qu’il avait besoin de nouveaux soldats rapidement, il est peu probable que Vladimir Poutine prenne le risque de lancer une mobilisation impopulaire avant l’élection présidentielle à venir en Russie en mars 2024, à laquelle il est candidat.

Peut-être afin de s’assurer que tous les hommes en âge de combattre ne quittent pas le pays d’ici là, les mesures limitant les sorties du territoire ont encore été renforcées : le 11 décembre, plusieurs millions de Russes ont reçu l’obligation de remettre leur passeport aux autorités, qui se chargent de « conserver » les documents jusqu’à nouvel ordre.

Justine Brabant

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