Chronique

Thomas Piketty

Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Ecole d’économie de Paris

Pour sortir véritablement de la période ouverte par le 11-Septembre, une nouvelle lecture du monde est nécessaire, plaide l’économiste dans sa chronique.

Chronique. Il y a vingt ans, les tours du World Trade Center étaient abattues par des avions. Le pire attentat de l’histoire allait conduire les Etats-Unis et une partie de leurs alliés à se lancer dans la guerre mondiale contre le terrorisme et l’« axe du mal ». Pour les néoconservateurs états-uniens, l’attentat apportait la preuve des thèses avancées par Samuel Huntington en 1996 : le « clash des civilisations » devenait la nouvelle grille de lecture du monde. L’ouvrage fut leur livre de chevet, de même que les opus publiés par Milton Friedman dans les années 1960-1970 furent ceux des reaganiens des années 1980.

Malheureusement, on sait maintenant que le désir de vengeance des États-Unis n’a fait qu’exacerber les conflits identitaires. L’invasion de l’Irak en 2003, à grands coups de mensonges d’État sur les armes de destruction massive, ne fit que saper la crédibilité des « démocraties ». Avec les images des soldats états-uniens tenant en laisse les prisonniers d’Abou Ghraïb, plus besoin d’agents recruteurs pour les djihadistes. L’usage sans retenue de la force, l’arrogance de l’US Army et les énormes pertes civiles au sein de la population irakienne (au moins 100 000 morts reconnus) firent le reste et contribuèrent puissamment à la décomposition du territoire irako-syrien et à la montée de l’État islamique. Le terrible échec en Afghanistan, avec le retour des talibans au pouvoir en août 2021, au terme de vingt ans d’occupation occidentale, conclut symboliquement cette triste séquence.

Objectifs de prospérité

Pour sortir véritablement du 11-Septembre, une nouvelle lecture du monde est nécessaire : il est temps d’abandonner la notion de « guerre des civilisations » et de la remplacer par celles de codéveloppement et de justice globale. Cela passe par des objectifs explicites et vérifiables de prospérité partagée et par la définition d’un nouveau modèle économique, durable et équitable, dans lequel chaque région de la planète peut trouver sa place. Chacun en convient maintenant : l’occupation militaire d’un pays ne fait que renforcer les segments les plus radicaux et les plus réactionnaires et ne peut rien apporter de bon. Le risque est que la vision militaro-autoritaire soit remplacée par une forme de repli isolationniste et d’illusion économique : la libre circulation des biens et des capitaux suffira pour diffuser la richesse. Ce serait oublier le caractère hautement hiérarchique du système économique mondial et le fait que chaque pays ne lutte pas à armes égales.

De ce point de vue, une première occasion a été manquée en 2021 : les discussions sur la réforme de la taxation des multinationales se sont résumées pour l’essentiel à un partage des recettes entre pays riches. Il est pourtant urgent que tous les pays, au Nord comme au Sud, reçoivent une partie des recettes pesant sur les acteurs planétaires les plus prospères (multinationales et milliardaires), en fonction de leur population. D’abord parce que chaque être humain devrait avoir un droit minimal égal au développement, à la santé et à l’éducation, et ensuite parce que la prospérité des pays riches n’existerait pas sans les pays pauvres. L’enrichissement occidental hier ou chinois aujourd’hui s’appuie depuis toujours sur la division internationale du travail et l’exploitation effrénée des ressources humaines et naturelles du globe. Lorsque des réfugiés surgissent à l’autre bout de la planète, les Occidentaux aiment expliquer que c’est aux pays voisins de s’en occuper, aussi pauvres soient-ils. Par contre, quand il y a de l’uranium ou du cuivre à exploiter, les compagnies occidentales sont toujours là en premier, quelle que soit la distance.

Souverainisme universaliste

Si l’on accepte le principe de partage des recettes entre tous les pays, alors il faut évidemment parler des critères d’attribution et des règles à respecter pour y avoir droit. Ce serait l’occasion de définir des règles précises et exigeantes en matière de respect des droits humains, et notamment des droits des femmes et des minorités, qui s’appliqueraient aux talibans comme à tous les pays souhaitant bénéficier de la manne. Pour éviter que l’argent soit mal utilisé, il faudrait aussi généraliser la traque aux fortunes mal acquises et faire toute la transparence sur les enrichissements excessifs, qu’ils soient issus du secteur public ou privé, au Sud comme au Nord. Le point central est que les critères doivent être définis de façon neutre et universelle et s’appliquer partout de la même façon, en Afghanistan comme en Arabie saoudite et dans les pétromonarchies, à Paris comme à Londres ou à Monaco. Les pays occidentaux doivent cesser d’utiliser à tout bout de champ l’argument de la corruption pour dénier tout droit du Sud à s’autogouverner et à se développer, tout en pactisant comme il se doit avec tous les despotes et oligarques qui leur bénéficient. Le temps du libre-échange inconditionnel est révolu : la poursuite des échanges doit dépendre d’indicateurs sociaux et environnementaux objectifs.

On peut certes comprendre que Biden souhaite tourner au plus vite la page de la guerre des civilisations. Pour les Etats-Unis, la menace n’est plus islamiste : elle est chinoise et, surtout, elle est intérieure, avec des fractures sociales et raciales menaçant le pays et ses institutions d’une nouvelle quasi-guerre civile. Mais le fait est que le défi chinois comme d’ailleurs le défi social intérieur ne trouveront de solution que par la transformation du modèle économique. Si rien n’est proposé en ce sens, alors c’est de plus en plus souvent du côté de Pékin et de Moscou que les pays pauvres et les régions périphériques et oubliées de la planète se tourneront pour financer leur développement et maintenir l’ordre. La sortie du 11-Septembre ne doit pas se conclure par un nouvel isolationnisme, mais au contraire par un nouveau vent d’internationalisme et de souverainisme universaliste.

Thomas Piketty (Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Ecole d’économie de Paris)

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