Face aux « intimidations, diffamations et restrictions de la parole scientifique » au sein des universités depuis les événements dramatiques du 7 octobre, plus de 1300 chercheur·ses et universitaires dénoncent « ce climat de menace qui engendre peur et autocensure au détriment de la libre expression ». Ils et elles souhaitent réaffirmer leur « droit de pouvoir soutenir des causes et exprimer des solidarités à titre individuel, comme tout·e citoyen·ne. »

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Le 9 octobre dernier, la Ministre de l’ESR adressait une lettre aux président·es d’université et directrices et directeurs d’établissements d’enseignement supérieur et de recherche où elle rappelait que la France « a exprimé sa pleine solidarité envers Israël et les Israéliens ».

Par là même, elle invitait les chef·fes d’établissement à faire respecter « la loi et [l]es principes républicains » en apportant « à tout manquement les sanctions disciplinaires et suites judiciaires appropriées, y compris en les signalant au Procureur de la République, en application de l’article 40 du Code de procédure pénale ». Elle mentionnait également « la possibilité d’étudier des procédures de dissolution de toute structure s’engageant dans des agissements répréhensibles ».

Le 12 octobre, le Président-directeur général du CNRS envoyait un message à l’ensemble des agent·es pour leur rappeler que, « dans le contexte de l’actualité dramatique du Proche-Orient », leur liberté d’expression est « encadrée par les règles de droit applicables à tous et toutes, en particulier celles concernant l’injure, la diffamation, toute atteinte concernant les lois mémorielles, l’apologie du terrorisme, l’incitation à la haine ou à la violence ou tout autre manquement prévu par la loi, qui peuvent faire l’objet de poursuites pénales et disciplinaires ».

Si l’on ne peut qu’adhérer aux principes éthiques à l’origine de ces dispositifs légaux, force est de constater que ces rappels à la loi s’inscrivent dans un moment particulier où se multiplient les injonctions à soutenir de manière inconditionnelle la politique de l’État israélien et à couper court à toute forme de discussion ou d’analyse contradictoire.

Ainsi, des chercheur·es et enseignant·es-chercheur·es subissent en ce moment des procédures disciplinaires relatives à leurs expressions plurielles, privées ou professionnelles, qui dérogent à la ligne du gouvernement français et qui sont taxées d’apologie du terrorisme.

Cela a installé un climat de délation, de censure et d’autocensure (annulation ou report d’événements scientifiques) rapporté par plusieurs collègues, dont des précaires. En effet certain.es ont fait l’objet de poursuites internes encouragées par l’institution ; d’autres ont été exclu·es des comités scientifiques de revue où iels siégeaient; d’autres ont été menacé·es et poussé·es à démissionner d’organismes de coordination scientifique, d’autres enfin convoqué·es pour des conseils de discipline en vue d’éventuelles sanctions suite à leur prises de position ou travaux de divulgation scientifique. La tribune ci-dessous est publiée à leur initiative.

***

« Nous chercheur·ses, juristes, anthropologues, sociologues, historien·nes, géographes, économistes, politistes, spécialistes des sociétés du Moyen-Orient et des mondes arabes, ainsi que nos collègues de l’ESR solidaires »

Nous souhaitons interpeller nos tutelles et collègues face aux faits graves de censure et de répression auxquels nous assistons dans l’espace public français depuis les événements dramatiques du 7 octobre. Au sein de nos universités, nous subissons des intimidations, qui se manifestent par l’annulation d’événements scientifiques, ainsi que des entraves à l’expression d’une pensée académique libre.

Nous recensons de plus en plus de messages envoyés par les directions des universités, des laboratoires de recherche, du CNRS et par le ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche lui-même, invitant les chercheur·ses et enseignant·es-chercheur·ses à signaler l’expression des idées jugées non conformes. Des accusations graves d’antisémitisme ou d’apologie du terrorisme ont déjà été proférées à l’encontre de certain·es collègues spécialistes de la région. 

Le conflit israélo-palestinien est un des révélateurs de la police de la pensée qui s’est installée dans le monde académique français depuis plusieurs années, dans la continuité de l’invention de l’islamo-gauchisme pour disqualifier certains discours scientifiques.

Cela a pu engendrer des phénomènes d’autocensure chez les chercheur·ses, entravant notre réflexion intellectuelle et remettant en cause notre déontologie professionnelle, dans une conjoncture où celle-ci s’avère d’autant plus cruciale. Cette (auto) censure ne concerne d’ailleurs pas tout le monde puisque des collègues non spécialistes ont, quant à elles et eux, pu librement multiplier tribunes, articles et communiqués sans réelle contradiction.        

La recherche libre, qui est une garantie du bon fonctionnement démocratique d’une société, a pour objectif d’informer et d’éclairer des réalités au moyen d’outils d’analyse historiques, géographiques, anthropologiques, sociologiques, économiques, juridiques et politiques. Ces outils nous permettent de produire des connaissances et des regards critiques et pluriels sur le monde.

Les dynamiques inquiétantes que nous observons au sein de la sphère académique reflètent un phénomène structurel plus large de répression des paroles et d’expressions de pensées non hégémoniques. Les censeur·ses ont un biais idéologique qu’ils et elles imposent sans précaution, en refusant l’échange intellectuel, qui est au cœur de nos pratiques.    

Notre communauté scientifique, constituée en large partie de précaires, doit dénoncer ce climat de menace qui engendre peur et autocensure au détriment de la libre expression de nos paroles, analyses et positions politiques. Notre éthique de chercheur·ses repose sur le droit à exposer nos travaux et analyses sans détournement, interruption et procès d’intention.

Nous souhaitons également réaffirmer notre droit de pouvoir soutenir des causes et exprimer nos solidarités à titre individuel, comme tout·e citoyen·ne. Pour cela nous demandons à nos tutelles de veiller à ce que cessent les intimidations, diffamations et restrictions de la parole scientifique et que nos collègues puissent être protégé·es dans leur mission de diffusion des savoirs scientifiques.

Parmi les signataires : (La liste complète des 1350 signataires est accessible ici)

Amin Allal, politiste, chercheur, CNRS
Dima Alsadjeya, docteure en sciences politiques et chercheuse au Collège de France
Jean-Loup Amselle, anthropologue, directeur de recherche, EHESS
Chakib Ararou, doctorant en littérature arabe, Aix-Marseille Université
Mariette Ballon, doctorante en science politique, Université Lumière Lyon 2
Caterina Bandini, sociologue, ANR CHOICE (CNRS/CENS), chercheuse associée au Centre de Recherche Français à Jérusalem (CRFJ)
Mounia BennaniChraïbi, professeure de politique comparée, Université de Lausanne
Assia Boutaleb, professeure, Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Michel Camau, professeur émérite, Université Aix-Marseille
Jean-Paul Chagnollaud, professeur émérite et président de l’Institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient
Jocelyne Dakhlia, chargée de recherche au CNRS
Leyla Dakhli, chargée de recherche au CNRS
Luc Deheuvels, professeur émérite, INALCO
Blandine Destremau, sociologue et directrice de recherche, CNRS, IRIS/EHESS
Karima Direche, directrice de recherche au CNRS/TELEMME
Gilles Dorronsoro, professeur de science politique, Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Didier Fassin, professeur, Collège de France
Olivier Fillieule, professeur de sociologie politique, Université de Lausanne
Flora Gonseth Yousef, doctorante en sociologie, Université Paris VIII, GTM
Nacira Guénif, professeure des Universités, Université Paris 8, LEGS (CNRS)
Richard Jacquemond, professeur des universités, IREMAM, CNRS/Aix-Marseille Université
Samirah Jarrar, doctorante en anthropologie, Aix-Marseille Université, Ideas
Taher Labadi, chercheur à l’Institut Français du Proche-Orient
Stéphanie Latte Abdallah, directrice de recherche au CNRS
Karine Lamarche, chargée de recherche en sociologie (CNRS/CENS), associée au Centre de Recherche Français à Jérusalem (CRFJ)
Olivier Le Cour Grandmaison, politiste et historien, Université Paris-Saclay-Evry-Val-d’Essonne
Agnès Levallois, consultante spécialiste du Moyen-Orient, chargée de cours Science Po Paris
Élisabeth Longuenesse, sociologue, directrice de recherche, CNRS
Catherine Mayeur-Jaouen, professeure des universités, Sorbonne Université
Franck Mermier, directeur de recherche au CNRS
Sabrina Mervin, directrice de recherches au CNRS
Olivier Neveux, professeur des universités, ENS Lyon
M’hamed Oualdi, professeur des universités, Sciences Po-Paris
Nitzan Perelman, doctorante Université Paris Cité, ANR CHOICE (CENS/CNRS)
Insaf Rezagui, doctorante en droit international, Université Paris Cité, chercheuse associée à l’Institut Français du Proche-Orient
Laura Ruiz de Elvira, chargée de recherche, IRD
Michele Scala, chercheur associé à l’Institut français du Proche-Orient
Aude Signoles, enseignante chercheure Sciences PO Aix -Mesopolhis
Marion Slitine, postdoctorante en anthropologie, EHESS / Mucem
Mohamed Tozy, professeur des universités, Sciences Po Aix 
Clémence Vendryes, doctorante, IREMAM
Eric Verdeil, chercheur CNRS/Sciences Po 
Françoise Vergès, senior Fellow Researcher, Sarah Parker Centre, UCL
Thomas Vescovi, chercheur indépendant
Asja Zaino, doctorante en histoire et anthropologie, INALCO

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