Le politiste Andreï Kolesnikov, chroniqueur de l’hebdomadaire indépendant russe « The New Times » et expert de la Fondation Carnegie pour la paix internationale, questionne, dans une tribune au « Monde », la culpabilité de la société face aux réalités sanglantes de l’« opération militaire spéciale » en Ukraine qu’elle préfère ignorer.

Tribune. « Laissez les autres crier leur désespoir,/ Leur colère, leur douleur, leur faim !,/ Le silence est plus profitable,/ Car le silence, c’est de l’or » (Valse des orpailleurs, 1963, d’Alexandre Galitch, poète et dramaturge russe).

La phrase de Theodor Adorno sur l’impossibilité d’écrire de la poésie après Auschwitz m’a toujours paru étrange : la poésie est précisément l’un des rares moyens d’exprimer des sentiments dont l’intensité est inconcevable. Quoi qu’il en soit, un épais volume de poèmes sur Babi Yar [ravin près de Kiev où furent exécutés plus de 30 000 juifs par les nazis les 29 et 30 septembre 1941] a été possible. Et ce sont généralement de très bons poèmes – en russe et en ukrainien. Mais qu’est-ce qui est possible maintenant après Marioupol ? Et après Boutcha ?

Après la Guernica basque, détruite par le bombardement de la légion Condor, Guernica de Picasso est devenu possible. Comme les propagandistes éhontés d’aujourd’hui, en 1937, les franquistes ont accusé les républicains d’avoir mis en scène l’incendie de la ville – ils se seraient bombardés eux-mêmes et auraient mis le feu. Dans la même veine, la direction soviétique a réussi à dissimuler la vérité sur Katyn [forêt où furent exécutés plusieurs milliers d’officiers polonais par le NKVD soviétique au printemps 1940] pendant des décennies.

On parlera désormais de Boutcha et de Marioupol pour très longtemps comme on parle d’Auschwitz et de Srebrenica [enclave de l’est de la Bosnie conquise par les forces serbes en juillet 1995 qui y exécutèrent 8 000 hommes] : ce sont des exemples de la brutalité gratuite. Avec son offensive en Ukraine, le régime de Poutine est désormais sur un pied d’égalité avec celui d’un Pol Pot.

L’apologie de la violence

La connaissance d’Auschwitz a dégrisé la société allemande d’après-guerre, qui ne voulait pas du tout en entendre parler pendant la guerre. La société russe a également refusé de savoir quoi que ce soit après le 24 février, se fermant au monde avec la lettre Z [le sigle arboré par les forces russes engagées dans l’“opération militaire spéciale” en Ukraine], comme une croix qui repousse un mauvais esprit. Et il n’est pas certain que la connaissance de ce qui s’est passé à Marioupol la dégrise et la fasse réfléchir à la paix avec repentance. Après Auschwitz et Babi Yar, des poèmes sont devenus possibles ; après Marioupol, les talk-shows sur les principales chaînes russes, distillant la haine contre le monde entier, continuent.

Telle est la tragédie nationale, justifiée à l’avance par l’idéologie poutinienne : il n’y aura personne ici pour se repentir pour Marioupol. Son historicisme, son idéologie tournée vers le passé, qui blanchit les pages les plus sombres, connaît les héros, mais pas les victimes. En conséquence, le culte de la victoire se transforme non pas en une leçon pour éviter la guerre, mais en un culte de la guerre. La leçon de l’histoire a été déformée, retournée, banalisée et transformée en une pièce d’agit-prop.

L’idéologie de Poutine est totalement dépourvue de contenu positif, elle n’a aucun objectif positif, aucune image d’un avenir souhaitable. Le fondement même de l’identité des poutinistes est négatif, c’est pourquoi le militarisme en est une composante importante. Le héros d’une telle idéologie n’est pas Gagarine [le premier cosmonaute envoyé dans l’espace le 12 avril 1961], c’est un bandit anonyme, tel un « Motorola » [le surnom d’un officier séparatiste pro-russe mort dans le Donbass en 2016]. Un homme qui n’ouvre pas la voie vers un avenir humaniste, mais nous entraîne dans un passé archaïque avec son héroïsme de tranchées : sueur, sang, poux et meurtre.

Le meurtre et la violence sont héroïsés. Les institutions basées sur la violence, à savoir l’armée et le service de renseignement FSB, deviennent les principales institutions crédibles. En outre, tout cela est sanctifié par l’Eglise orthodoxe russe : si, dans le passé, l’autorisation de détruire au nom d’objectifs suprêmes était donnée par le département de la propagande du Comité central, c’est maintenant par l’Eglise orthodoxe russe.

L’idéologie qui proclamait l’idée d’une nation russe unie avec les Ukrainiens a finalement tué cette idée, créant une forte attitude négative chez ces derniers. Après Boutcha et Marioupol, il n’y aura jamais de nation unie. Et les Russes seront à tout jamais marqués comme ceux qui ont laissé s’installer le poutinisme et l’ont soutenu.

Le silence comme forme de complicité

Et c’est là que se pose la question de la culpabilité et de la responsabilité non seulement individuelles mais aussi collectives pour ce qui est arrivé à l’Ukraine et à la Russie. Pour le fait que la Russie, dans son état moral, est désormais rejetée dans les années les plus sombres et paranoïaques du stalinisme, lorsque la dénonciation était considérée comme une valeur et un devoir, et où le noir était appelé blanc. Pour la catastrophe anthropologique que vit la Russie.

Le sentiment normal d’un citoyen normal de la Fédération de Russie, et non d’un sujet de Poutine, est l’horreur et la honte terribles qui le brûlent de l’intérieur. Honte pour ce que Poutine a fait et pour l’acharnement débile avec lequel beaucoup de nos compatriotes le soutiennent, profanant la notion même de patriotisme. La majorité des citoyens menée par le bataillon féminin de la mort, dirigé par Olga Skabeïeva, Margarita Simonian, Maria Zakharova [propagandistes du régime] et compagnie, n’éprouve pas de honte, mais de la joie. La minorité éprouve de la honte pour elle-même et aussi pour cette majorité.

En 1968, après l’invasion de Prague par les chars soviétiques, les mêmes sentiments ont été éprouvés par un nombre de gens capables de penser, de douter et d’avoir de la compassion. A l’époque aussi, on les arrêtait et on condamnait à la prison pour un simple affichage de posters. Mais l’époque de Poutine a surpassé celle de Brejnev en nombre de victimes et de détentions.

En octobre 1968, dans sa dernière déclaration lors de son procès, Larissa Bogoraz [une des rares protestataires sur la place Rouge le 25 août 1968 dénonçant l’invasion de la Tchécoslovaquie] a prononcé des mots essentiels qui restent importants aujourd’hui : « Il ne me suffisait pas de savoir que je ne me prononcerais jamais “pour”, il m’importait que ma voix exprime le “contre”… Si je n’avais pas fait cela, je me serais considérée comme responsable de ces actions gouvernementales, tout comme tous les citoyens adultes de notre pays sont responsables de toutes les actions de notre gouvernement. »

Ces mots-là, les écoliers d’une Russie libre et démocratique auraient dû les apprendre par cœur, et le 25 août aurait dû être célébré comme une fête d’éveil de la conscience nationale. Mais ils vivent dans une autre Russie, où la vérité est qualifiée de « fake news » et où on leur apprend à dénoncer les « traîtres à la nation ».

Mme Bogoraz, interrompue grossièrement par le juge, a ajouté : « J’avais une autre considération contre ma participation à la manifestation… C’était l’inutilité pratique de cette manifestation qui ne changerait pas le cours des événements. Mais j’ai finalement décidé que pour moi, ce n’était pas une question d’utilité, mais de responsabilité personnelle. »

« Combien de fois avons-nous gardé le silence, pas “contre”, bien sûr, mais “pour” », chantait Alexandre Galitch. Pour lui, le silence – tel qu’interprété par Larissa Bogoraz – était une complicité avec les actions du régime.

Les aveugles de Brueghel

Ainsi, dans la logique de Larissa Bogoraz, il existe au moins une responsabilité collective des citoyens, faite d’approbation et de silence, pour ce qui arrive à leur pays et ce que fait l’Etat.

Je suppose qu’il existe une différence entre la culpabilité collective et la responsabilité collective. La philosophe Hannah Arendt, qui a traité le sujet de la responsabilité allemande dans l’Allemagne de l’après-guerre, a beaucoup écrit à ce sujet. Dans son article « La culpabilité organisée et la responsabilité universelle » (1945), elle établit une distinction entre la responsabilité politique (collective) et la culpabilité morale et/ou légale. Dans sa conférence « Responsabilité personnelle et régime dictatorial », elle explique qu’il serait erroné d’appliquer le principe de culpabilité collective au peuple allemand et même à « toute l’histoire allemande de Luther à Hitler ». « En pratique, écrit Arendt, cela est devenu un moyen universel de blanchir ceux qui avaient été réellement impliqués dans des actes criminels, puisque là où tout le monde est à blâmer, personne n’est à blâmer. » Ce qui n’exonère pas le peuple allemand de la responsabilité de ce qui lui est arrivé, ainsi qu’à d’autres nations.

Tout cela sera encore vécu par le peuple russe, qui est déjà assimilé aux yeux de l’opinion publique internationale (et pas seulement occidentale) aux Allemands des années 1930-1940. C’est ainsi qu’en s’efforçant de « dénazifier », on peut acquérir la renommée de « nazificateurs ».

Dans des situations extrêmes, comme l’histoire de l’« opération militaire spéciale » de Poutine, celui qui se tait ne se tait pas « contre », mais « pour ». Et c’est précisément le cas de la responsabilité collective. C’est pourquoi la majorité, la soi-disant opinion publique, ne veut pas croire aux « fakes » décrétés par le pouvoir (c’est-à-dire, à la vérité), justifie les actions de Poutine et parfois s’adonne même à des élans pseudo-patriotiques.

Le conformisme passif n’est pas moins effrayant que le conformisme actif et agressif. L’irresponsabilité collective (« je n’ai rien à y voir ») engendre une responsabilité collective. Car il s’agit d’un aveuglement collectif volontaire. La nation suit Poutine, comme les aveugles de Brueghel. Quand une nation est sourde, muette et aveugle, Marioupol et Boutcha deviennent possibles.

La « Gleichschaltung » générale

C’est cela, la Gleichschaltung [mise au pas], l’adaptation lâche de l’homme ordinaire au régime politique de son pays. Selon Jürgen Habermas, il s’agit d’une « accommodation volontaire à l’idéologie dominante ». Le concept est allemand parce qu’il caractérise la conscience de masse de cette nation au cours du régime hitlérien installé en 1933. Le même type de phénomène a été observé en URSS pendant les années staliniennes et dans les décennies suivantes. Dans une interview, Hannah Arendt raconte comment ses collègues, des intellectuels allemands, se sont rapidement laissé entraîner dans la Gleichschaltung, devenue une règle parmi eux : « Un vide s’est formé autour de moi », constate-t-elle.

C’est dans le phénomène de la Gleichschaltung que se trouve l’explication du soutien à 80 % de l’« opération militaire spéciale ». En effet, tous ceux qui ont répondu « Je soutiens » ne soutiennent pas réellement les combats, la destruction et le meurtre. Mais en le disant, ils ont rejoint ceux qui se taisent par opportunisme. Ce chiffre doit donc être pris au sérieux.

Larissa Bogoraz en a parlé dans sa dernière déclaration avant sa condamnation. « Le procureur a terminé son discours en supposant que la peine qu’il réclame serait approuvée par l’opinion publique… Je ne doute pas que l’opinion publique approuvera cette peine, comme elle a approuvé des peines similaires auparavant, comme elle approuverait n’importe quelle peine… L’opinion publique approuvera le verdict de culpabilité, d’abord parce que nous lui serons présentés comme des parasites, des parias et des conducteurs d’une idéologie ennemie. Et deuxièmement, s’il y a des gens dont l’opinion diffère de celle du “public” et qui trouvent le courage de l’exprimer, ils se retrouveront bientôt ici (montre le banc). »

Si la nation réfléchit un jour à ce qui lui est arrivé, et à ce qui a été fait avec son consentement, elle trouvera mille excuses. L’« homme de masse » d’Arendt partira du postulat suivant : « Lorsque sa profession l’amène à tuer des gens, il ne se considère pas comme un meurtrier, car il ne l’a pas fait par prédisposition, mais en vertu de sa profession. Il ne ferait pas de mal à une mouche juste comme ça » (extrait de « La culpabilité organisée et la responsabilité universelle »).

Cela explique le rassemblement pro-Kremlin au stade Loujniki, le massacre de Boutcha et les 80 % qui soutiennent et se taisent. Nous n’avons rien à voir avec ça. Ce sont juste des circonstances. On nous a dit que des nazis étaient là. Nous suivions les ordres. Nous avions peur de perdre nos emplois. Nous avions une hypothèque.

En effet, ils ne le pouvaient pas. Parce qu’ils avaient volontairement renoncé à l’instrument permettant de maintenir la conscience de la nation et l’efficacité de l’administration, à savoir les élections et la démocratie. Parce qu’ils ont arrêté de penser et ont fait des compromis sans fin. Et les compromis se sont soldés par le désastre universel de la Gleichschaltung.

Andreï Kolesnikov, politiste, chroniqueur de l’hebdomadaire indépendant russe « The New Times » et expert de la Fondation Carnegie pour la paix internationale.

Traduit du russe par Galia Ackerman.

Images liées:

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.