Sonia et Jehad, Franco-Palestiniens tous les deux, ne se sont jamais rencontrés. Évacués de la bande de Gaza début novembre avec leur famille, ils témoignent auprès de Mediapart de leur quotidien sous les bombes, de leur expédition jusqu’à Rafah, et de la perte de leur ancienne vie.

Bérénice Gabriel

29 novembre 2023 à 19h43

Au milieu du brouillard, dans une zone industrielle du sud-ouest de la France, un complexe d’appart-hôtel se confond avec la grisaille ambiante. Un homme, cheveux blancs, s’avance. C’est Jehad. Il y a une dizaine de jours, il a été évacué de Gaza, où il est né il y a 55 ans, avec sa femme et leurs triplés âgés de 6 ans, dès avant la trêve conclue entre Israël et Gaza et entrée en vigueur vendredi 24 novembre. 

Il nous accompagne jusqu’à son hébergement temporaire, au premier étage d’un des bâtiments de la résidence. Seul un escalier lui permet d’accéder à son appartement, un obstacle pour lui qui a été amputé des deux jambes il y a une quinzaine d’années et marche grâce à des prothèses. Jehad attend d’être relogé par France Horizon, l’association qui l’accompagne depuis son retour, dans un endroit plus adapté. 

Sa femme nous ouvre la porte d’un trois pièces, meublé, où la famille a déposé ses trois valises à roulettes et les cartables des enfants, neuf jours plus tôt. C’est ici que le quinquagénaire nous invite à nous asseoir, autour d’un café, son paquet de cigarettes jamais bien loin. 

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Jehad, 55 ans, a été évacué de la bande de Gaza début novembre. © Photo Bérénice Gabriel / Mediapart

Les poches sous ses yeux trahissent un manque de sommeil et Jehad reconnaît « ne pas bien dormir ». Le souvenir des bombardements ne semble pas avoir lâché la famille, qui cauchemarde toutes les nuits. 

Et puis il y a aussi l’inquiétude pour celles et ceux qui sont restés. « Mes parents viennent d’un village à côté d’Ashqelon. Ils ont dû fuir en 1948 », explique Jehad, qui a obtenu la nationalité française dans les années 2000, après avoir étudié et travaillé en France. Après l’exode, ses parents ont reconstruit leur vie et leur maison dans la bande de Gaza. Comme beaucoup après la Nakba – un terme arabe qui désigne « la catastrophe » ou « le désastre » que fut pour les Palestinien·nes l’exil à la création de l’État d’Israël en 1948

Après des études dans l’humanitaire à l’université Paris 1, Jehad a poursuivi sa carrière au Burundi, au Darfour, au Tchad, au Yémen et en Jordanie. Puis fin 2010, après son amputation à la suite d’une maladie, c’est grâce à son embauche à l’ONG Première Urgence internationale qu’il a pu retourner à Gaza. 

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Jehad a connu les guerres de 2012 et 2014 et le conflit de onze jours en 2021, opposant le Hamas et l’armée israélienne. Mais pour lui, rien n’est comparable à ce qu’il se passe actuellement dans la bande de Gaza. Une « punition collective », dit-il, avec « des destructions complètes de quartiers », sans parler des coupures d’eau et d’électricité, décidées par le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou. « Avant, il y avait encore des approvisionnements via les points commerciaux avec Israël, via l’Égypte, les gens avaient de quoi manger et de quoi boire, plus ou moins d’électricité… Cette fois-ci, c’est la famine comme arme de guerre. » 

Jehad place ses espoirs dans la trêve mise en place après l’accord entre Israël et le Hamas : « Qu’elle continue et qu’on puisse aboutir à un cessez-le-feu, à une solution pacifique qui se base sur la résolution des Nations unies et la solution à deux États. La sécurité d’Israël et celle des Palestiniens ne pourront jamais être assurées, sans une justice pour les deux. Pour le partage de cette terre entre deux peuples. » 

Il déplore par ailleurs le double standard, selon lui, des pays occidentaux, qui nourrit l’amertume. « Personnellement, j’aurais aimé que la France œuvre beaucoup plus pour sa position connue, c’est-à-dire son soutien à la solution à deux États. Mais malheureusement, on ne l’a pas vue assez. »  

Frappes sans sommations

À des centaines de kilomètres de là, en Île-de-France, une autre Franco-Palestinienne rêve aussi d’un cessez-le-feu plus durable. Sonia, 27 ans, a été rapatriée avec ses trois enfants début novembre. La jeune femme vivait dans le nord de Gaza, dans le quartier de Toam, où elle s’est installée en 2012, à presque 18 ans. Après des études d’arabe à l’université, elle a décroché un contrat d’enseignante à l’Institut français de Gaza. 

Son mari a refusé de quitter l’enclave palestinienne pour rester avec ses parents, des personnes âgées qui refusent de quitter leur terre et leur maison, même s’il n’en reste que des ruines. Aujourd’hui, elle s’accroche à leurs messages, envoyés presque quotidiennement, et qui disent : « Nous sommes toujours en vie. » 

Cette suspension des combats est importante à ses yeux, car c’est son seul espoir de réunir sa famille : « Mon mari n’acceptera pas de laisser ses parents dans une telle situation, c’est la seule solution pour qu’il accepte de venir en France. »  

Le 7 octobre, Sonia se trouvait dans son appartement à Gaza. « Je me suis tout de suite dit que la situation allait être critique et que ça allait entraîner une guerre qui pourrait durer des mois. » Les premières frappes touchent son quartier. « D’habitude, ils appellent pour dire qu’ils vont bombarder et qu’il faut évacuer. Mais là, ils n’ont pas prévenu. » Prise de panique, elle prend seulement son sac à main avec les documents importants. « Dans la peur, la terreur, on n’a pas le temps de réfléchir. » 

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Jehad montre les dernières informations qu’il a reçues de sa famille à Gaza. La maison de son frère aîné a été détruite. © Photo Bérénice Gabriel / Mediapart

Jehad, lui aussi, s’est dit que le pire était à venir. « Quand j’ai vu que le Hamas était rentré dans le sud d’Israël, je me suis dit que ça allait être une escalade de violence, pire que celles d’avant. Et finalement ça a été une guerre. » Dans le quartier de Toam, près de la frontière nord avec Israël, les bombardements ne tardent pas. Sonia se souvient avoir quitté son appartement avec son fils de 2 ans dans les bras, ses deux autres enfants de 7 et 10 ans suivant derrière.

Dans la rue, ils ont couru plus de trois kilomètres au milieu « de la fumée, des flammes et du bruit, très fort, des bombes », en direction du centre de Gaza. Ils se sont réfugiés chez un membre de la famille, près de l’hôpital Al-Shifa. « Le soir même de notre arrivée, il a reçu un appel lui demandant d’évacuer. Rebelote quelques heures plus tard, on se retrouve dans le même scénario à courir dans la rue sans savoir où aller. » Sonia, son mari et leur trois enfants trouvent refuge dans une école de l’Unicef (Fonds des Nations unies pour l’enfance) au centre de Gaza. 

Contrairement à Sonia, Jehad et sa famille n’ont pas quitté tout de suite leur appartement, situé à 250 mètres de l’hôpital Al-Shifa, dans le quartier chrétien de la ville de Gaza. Dès qu’un missile tombait, leur immeuble tremblait. Parfois, les bombardements étaient plus intenses et la famille allait se réfugier au sous-sol de la maison du frère aîné de Jehad, à quelques mètres de là. 

Départ vers Khan Younès

Au début de la guerre, son premier réflexe a été de mettre dans un sac à dos tous les papiers importants – « les passeports, les actes de naissance, les livrets de famille, les diplômes ».Onze jours après le début de l’offensive israélienne, sa cheffe de mission à Première Urgence internationale, en contact avec les autorités françaises, lui a demandé de quitter Gaza. Jehad est donc parti à Khan Younès, plus au sud, pour se réfugier dans un centre de formation de l’ONU. Ils étaient neuf à prendre la route : sa femme, ses trois fils, sa belle-sœur, son beau-frère et leur deux enfants, dont un bébé de 2 ans.

Pendant trois semaines, ils ont vécu à neuf dans 9 mètres carrés. « C’étaient des conditions super précaires. Chaque jour, de nouvelles personnes arrivaient. Trois ou quatre jours avant de quitter les lieux, sur le trottoir, dans les ruelles alentour, les gens commençaient à installer des tentes. » 

Ce centre de formation de 900 mètres carrés est doté de seulement deux toilettes pour les hommes et deux pour les femmes, précise-t-il. « Il fallait faire la queue pendant des heures et souvent il n’y avait pas d’eau. Pour les enfants, c’était difficile, alors la solution, c’était un sachet derrière un olivier ou un mur. »

Sonia dépeint, elle aussi, une grande précarité dans l’école de l’Unicef. « Il n’y avait pas du tout de nourriture, on était sans change pour les enfants, moi je n’avais rien pris pour le petit en partant. Il faisait froid la nuit, il n’y avait pas de couvertures, on dormait à même le sol. C’est chaotique de voir des centaines d’enfants dormir à même le sol, sans manger. Il n’y avait pas d’eau non plus, il fallait faire la queue cinq ou six heures pour remplir un bidon de 15 litres à partager à 25 personnes. »

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Ces bidons servaient à boire, à se laver, à faire la vaisselle et à cuisiner. « Mes enfants sont tombés malades à cause de l’eau non potable. Quand on est arrivés en France, mon fils de 2 ans avait une fièvre qui ne retombait pas, il était déshydraté, il avait toujours la diarrhée. Les médecins de la cellule de crise m’ont dit que ce n’était pas grave, qu’il allait guérir tout seul. Ça m’a révoltée. »  

Assis près de la fenêtre, avec vue sur le parking de la résidence hôtelière, Jehad évoque les vendeurs ambulants qui se trouvaient dans le centre de l’ONU et lui ont permis de se débrouiller pour nourrir sa famille en plus des quelques conserves distribuées et de leurs maigres provisions. 

Dans la ville de Gaza, comme à Khan Younès, Sonia et Jehad racontent la queue interminable pour se procurer du pain à la boulangerie. Et la dangerosité de cette tâche quotidienne. « Tu ne peux pas te sentir en sécurité, confie Jehad, même au centre où on se sentait un peu plus en sécurité qu’ailleurs, ça frappait à 200 mètres, tout autour. Tu prends des risques dès que tu sors, même quand tu vas chercher ton pain. Tu peux mourir à tout moment. » 

J’avais le stress de rater l’ouverture des frontières, donc je restais à écouter les radios 24 heures sur 24.

Sonia

Au bout du fil, au milieu des cris de ses enfants, tout juste rentrés de l’école, Sonia raconte être partie au poste de Rafah, à la frontière de l’Égypte, sur demande de l’ambassade de France à Jérusalem, pour faciliter son évacuation. Après avoir « cherché pendant des jours un chauffeur », elle finit par prendre la route « le 20 ou le 19 octobre, [elle] ne sai[t] plus exactement » : « Je vous avoue que là-bas j’ai perdu la notion du temps. On se levait avec le soleil, on se couchait avec lui et toutes les journées se ressemblaient. »

C’est à ce moment qu’elle dit au revoir à son mari et à sa belle-famille. Sur la route censée être sécurisée, elle confie avoir vu « beaucoup de voitures brûlées, des cadavres, des choses qui vous traumatisent à vie ». Elle a tenté de protéger ses enfants en leur intimant de ne pas regarder par la fenêtre. Elle-même essayait de ne pas céder à la panique, ni à l’angoisse de mourir dans cette voiture.

Jehad est parti pour le poste-frontière de Rafah trois semaines après son arrivée au centre de l’ONU. Sur la route, ils avaient « la peur au ventre de mourir dans un bombardement ». Arrivés sains et saufs, ils sont hébergés par l’ONG pour laquelle il travaille, qui avait mis à disposition de ses employés un « chalet, une sorte de maison secondaire ». Les conditions sont meilleures. « J’ai pu prendre une vraie douche. » 

Mais prendre la route, souligne-t-il, est un luxe que tout le monde ne peut pas se permettre. Beaucoup sont restés dans la ville de Gaza et dans le nord de l’enclave, faute de moyens. La guerre et le blocus ont fait exploser les prix à l’intérieur de la bande de Gaza : « Par exemple, pour aller de Gaza à Khan Younès, certains ont payé 1 000 shekels, soit 200 euros, alors qu’en temps normal, c’est 30 à 40 shekels en taxi. »

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Le sac à main que Sonia avait dans les mains à son arrivée en France. La seule chose matérielle qui lui reste de sa vie à Gaza. © photo personelle

À Rafah, Sonia était hébergée par un proche de la famille, en attendant l’ouverture du poste-frontière avec l’Égypte. En contact permanent avec le consulat de France, elle attendait une date, une heure, un feu vert, avant que les communications ne soient coupées. « J’avais le stress de rater l’ouverture des frontières, donc je restais à écouter les radios 24 heures sur 24 pour ne pas rater l’ouverture. C’est dur de rester la journée à stresser au milieu des bombardements. Et puis j’ai commencé à perdre espoir, je me suis dit “bah voilà c’est bon, si je rate c’est pas grave. C’est fini notre vie, on va finir comme tout le monde”. On attendait notre mort à chaque instant. »

La veille du 3 novembre, elle a enfin un appel. Le départ est prévu pour le lendemain.  

Si Sonia est triste d’avoir quitté Gaza, elle est soulagée pour ses enfants. « J’ai perdu ma maison, je n’ai rien pu récupérer, ils ont aussi bombardé l’endroit où je travaillais, le consulat français. Alors je me disais pourquoi rester et à quoi bon ? » Elle est arrivée en France le 5 novembre.

« On est arrivés dans un état à l’aéroport… dur à voir. Moi, j’avais un sac plastique rempli d’affaires et mon sac à main, c’est la seule chose qu’il me reste de toute ma vie à Gaza. Mes enfants étaient en tee-shirt parce qu’il faisait chaud là-bas, ça a été un décalage brutal. »

Jehad a été évacué trois jours plus tard, avec sa femme et ses enfants : « Je ne pensais pas réellement qu’on allait être rapatriés. Je croyais qu’il y aurait une issue. Que la communauté internationale allait agir. C’est incroyable ce qu’il se passe à Gaza. C’est contre toutes les valeurs humaines et les droits de l’homme. C’est une aberration. »

Si Jehad et sa famille sont suivis de près par l’association France Horizon, ont accès à des psychologues ainsi qu’à un logement, Sonia, de son côté, s’est sentie bien seule à la sortie de l’aéroport. « Je me suis débrouillée toute seule. J’ai scolarisé mes deux plus grands enfants, seule. Et heureusement que mon père nous héberge, sans ça je ne sais pas où j’aurais dormi. » Loin des bombes, Sonia doit maintenant faire face à la normalité d’une mère sans ressources et sans revenus avec trois enfants à charge.

Bérénice Gabriel

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