Le retour aux affaires de l’Homme du 18-juin a perdu depuis longtemps son aura providentielle. Le scénario d’Un général, des généraux bâti par Nicolas Juncker se fondant strictement sur les faits, il fallait trouver un angle saillant pour conter l’arrivée du messie de Colombey à l’Elysée, précédée du grand cirque de ses apôtres algérois et parisiens. Grâce au talent sans égal de François Boucq pour croquer les trognes, les auteurs ont donc choisi le ton de la farce irrévérencieuse. De ce jeu de dupes pour la conquête du pouvoir, ils tirent un album trépidant, dont le ton du vaudeville n’obère pas la finesse d’analyse sur les mœurs politiques de la IVe République agonisante.

Dans l’une des dernières BD tout public consacrées au grand Charles*, Jean-Yves le Naour avait déjà levé, sur un ton malicieux, ce qui restait de voile sur la véritable histoire du 13 mai 1958. À sa fidèle épouse un  peu blasée, de Gaulle ressassait en effet comment il avait berné tout son monde en parvenant habilement à se faire passer pour la solution aux yeux des Français d’Algérie, de l’armée sur place voire des tenants de l’indépendance algérienne. Ce retour inespéré au centre du jeu politique avait en plus le goût inimitable de la revanche sur les « politicards » de la IVe République, ceux-là même qui l’avaient poussé sans égard vers la sortie en 1946 puis en 1953. Quand il fut acté que la suprématie militaire rudement acquise lors de la bataille d’Alger (1957) ne suffirait pas à régler définitivement la question algérienne, le temps d’une nouvelle ère était venu. Ne restait plus qu’à trouver le chef d’orchestre capable de faire jouer ensemble des instrumentistes dont aucun ne croyait plus en une destinée commune.

Le Christ de Colombey répétant déjà les gestes décisifs de son futur show du 4 juin à Alger ?

Dès la couverture de l’album, la messe est dite. Au garde-à-vous devant un de Gaulle dont la stature et les bras à l’horizontale ne sont pas sans rappeler le Christ du Corcovado, six galonnés sont désormais disposés à obéir aux ordres de celui qui, en habile stratège, a su prendre in fine le contrôle d’une situation ayant conduit le pays au bord de la guerre civile. L’album ravira les exégètes de ce moment intensément dramatique de l’Histoire de France, tant la chronologie des événements a servi de fil conducteur à Juncker. Il aurait été périlleux de ne pas s’appuyer sur la dramaturgie propre de ces semaines pendant lesquelles la France écrit une nouvelle page de son histoire « décoloniale ». Restait à trouver le bon ton pour éviter à cet album de virer à la radioscopie. La maestria de Boucq, capable de transporter le lecteur du bâtiment du Gouvernement général d’Alger au cœur du palais Bourbon, ou de l’hôtel Matignon à la Boisserie (demeure familiale du général de Gaulle à Colombey-les-Deux-Églises) insuffle bien l’urgence dans laquelle des décisions lourdes de conséquences doivent être prises. Cette capacité à changer de plan et de décor en quelques cases permet l’immersion dans les coulisses des événements et accentue la théâtralité du récit, dont quelques protagonistes sont particulièrement soignés.

Salan peut-il et veut-il jouer les funambules entre Alger et Paris ?

Tout au long de ces quelques semaines, le général Salan, nommé commandant supérieur interarmées à Alger en décembre 1956, semble subir les événements. « Le soldat le plus décoré de France », comme rappelé dans sa courte biographie (page 19), se retrouve dans une position très inconfortable et de plus en plus intenable. Aux yeux de nombreux Français d’Algérie, il passe pour un vaincu et un recasé après le fiasco indochinois. Il est probable que son cœur penche pour le maintien de la présence française sur l’autre rive de la Méditerranée, mais il est un soldat (encore) loyal à la République. Quelques jours avant le déclenchement de la crise, il avertit donc par télégramme son supérieur le général Ély (chef d’état-major des armées) que la journée du 13 mai risque d’être insurrectionnelle. En effet, au moment où le gouvernement Pflimlin (« notre-futur-président-du-conseil-prêt-à-négocier-avec-le-FLN », ironise Ély, page 13) obtiendra l’investiture, de nombreux Européens d’Alger (parmi eux de nombreux anciens combattants) rendront hommage à trois militaires du contingent faits prisonniers par les fellaghas et fusillés en Tunisie. Salan, visionnaire, redoute même une sédition parmi les troupes. Un moment fort opportun que de nombreuses organisations secrètes prônant l’Algérie française attendent depuis des mois.

« Alors, Massu, toujours aussi con ? Ah oui, toujours gaulliste, mon général ! », citation en exergue de l’album, presque sa substantifique moelle…

Le second premier rôle de ces folles journées de mai 1958 se nomme Jacques Massu. Les auteurs ne pouvaient pas éluder la fameuse citation (sans doute apocryphe) rappelée ci-dessus, qui en dit long sur la gouaille et le style abrupt de cet homme pourtant rallié à de Gaulle dès le 18 juin 1940 (voir ses états de service, page 17). Il prend la tête du Comité de Salut Public créé dès le 13 mai par les putschistes (dont l’étudiant en droit Pierre Lagaillarde) et devient une sorte de pierre angulaire entre les Européens (qui l’ont donc choisi pour ses résultats lors de la pacification d’Alger l’année précédente), Salan, à qui il propose une gestion en binôme de la crise (Massu gérant Alger pendant que Salan se dépatouille de Paris) et… celui qui semble son alpha et son oméga dès que surgit la complication : de Gaulle. Farce oblige, Juncker a constitué un duo comique désopilant : à Salan, éructant de colère à la moindre contrariété (et elles ne manquent pas) répond Massu, vite dépassé par la complexité politico-militaire des événements, se lamentant dans le tunnel creusé entre le bureau de Salan au QG de la 10e région militaire et son propre bureau au Gouvernement général. Quand il ne l’arpente pas dans les deux sens telle une balle de tennis que se renvoient Paris et Alger, il hurle à tue-tête son nouveau mantra « Haut les cœurs ! Vive de Gaulle ! Les Boches, on les aura ! ». Formule magique ou manifestation sans fard de l’espoir que l’Homme du 18-Juin suscite chez tous les protagonistes du moment ?

De Gaulle, une solution pour tous ?

On ne pourra pas taxer les auteurs de vouloir raviver le mythe gaullien au travers du portrait brossé au fil des actes de leur pièce dessinée. Tout juste, par le titre subtil de l’album, ont-ils accordé au père de la Ve République une singularité le plaçant au-dessus de ces généraux communs, toutes armes confondues, empêtrés dans leurs loyautés diverses et leur mépris de caste (voir l’opinion de Salan sur les colonels,  page 29 ). Même nanti de cette supériorité tactique incontestable, de Gaulle n’échappe pas au registre du grand guignol. Dans ce casting circassien, de Gaulle tient donc pendant les trois quarts de l’album le rôle du mime jouant le détachement, en bon retraité de la politique qu’il est depuis 1953. Mutique jusqu’à la page 94, il s’exprime enfin lors de la conférence de presse du 19 mai, en parlant de lui à la troisième personne, de ce ton sentencieux (et chevrotant) dont jaillissent les aphorismes mettant les journalistes et les rieurs de son côté.

Comment ? Cet homme à l’agenda vide (voir page 8) s’ennuyant poliment à la Boisserie entre sa fidèle Yvonne et son chien serait à la manœuvre pour revenir au pouvoir ? Évidemment, mais par émissaires interposés. Outre le général Massu, qui ânonne son nom à tout bout de champ, de Gaulle peut compter à Alger sur l’action discrètement efficace du dévoué Léon Delbecque*** (entrée gaguesque page 31) et sur l’excellent souvenir laissé par Jacques Soustelle**** du temps où il exerçait la fonction de gouverneur général entre février 1955 et février 1956. Il ne reste plus qu’à mettre la cocotte-minute sur le feu, quitte à laisser planer le doute d’un débarquement ou d’un parachutage de troupes sur la métropole. Mais de Gaulle connaît l’Histoire de France – et la sienne, qui se confondent pour un court moment en 1946. Cette fois, il va amener l’adversaire à reconnaître sa légitimité. Et ses adversaires ne campent pas sous le balcon du Gouvernement général, ni au Comité de salut public, mais à Paris, quelque part entre l’hôtel Matignon et le Palais Bourbon.

La constitution acceptée par le peuple souverain en 1946 dispose que le gouvernement de la France doit obtenir l’investiture de l’Assemblée nationale, ce qui contraint le président du conseil nommé par la président de la République à composer son équipe en tenant compte des forces élues à la Chambre, sous peine que les députés n’accordent pas leur confiance à un gouvernement dans lequel leur poids politique serait sous-estimé. Au prisme de la démocratie, cela semble juste et équitable. Les juristes ayant rédigé cette constitution misaient sans doute sur la persistance de l’esprit du Conseil National de la Résistance et de son programme, « Les Jours Heureux ». Autrement dit, dans des circonstances gravissimes, les différences idéologiques sauraient s’effacer pour sauver la Nation en danger.

Mais le contexte inédit de la Guerre froide (engendrant en son sein le projet de communauté européenne) et la vague d’émancipation des peuples colonisés ont eu raison du consensus et ravivé très tôt le vieux clivage gauche/droite, augmenté par l’épouvantail soviétique. La suite est connue : 24 gouvernements entre 1947 et 1958, un record de longévité de 16 mois pour le socialiste Guy Mollet entre février 1956 et mai 1957, et dans l’urgence d’un coup de force auquel une partie de l’armée n’est pas étrangère, la parenthèse de 16 petits jours aux responsabilités pour le démocrate-chrétien Pierre Pflimlin.

Lors des séances houleuses de l’Assemblée ou dans l’intimité feutrée des cabinets ministériels, Juncker étale avec gourmandise la déliquescence du régime. Déjà condamnée au funambulisme ordinaire pour simplement exister, la IVe République implose sous les coups de boutoir des Français d’Algérie et la sédition d’une partie des forces armées, lasse de guerroyer en vain (Indochine, 1954) ou d’endosser sans broncher les revers diplomatiques successifs (Suez, 1956). La victoire dans la « sale guerre » d’Algérie devenant chaque mois de plus en plus improbable, la discorde entre ceux qui la font sur le terrain et ceux qui lorgnent déjà vers une sortie honorable du conflit ne peut que s’instaurer. Il suffit qu’au jeu des chaises musicales de la formation du gouvernement, le perdant Pflimlin ait annoncé son intention d’entamer des pourparlers de paix avec le FLN pour mettre le feu aux poudres. Exploiter « La discorde chez l’ennemi », avait écrit un certain de Gaulle en 1924…

Cet album trépidant s’achève sur un ultime trait d’humour involontaire, Salan se demandant déjà si les conspirateurs ayant ramené de Gaulle au pouvoir ne s’étaient pas eux-mêmes fait rouler dans la farine par plus malin qu’eux. L’Histoire leur donnera raison, même si des voix assurent encore aujourd’hui que le de Gaulle de mai 1958 n’avait pas encore froidement scellé le sort de ses alliés de circonstance. Il n’éludera cependant pas la question algérienne ad vitam aeternam. En guise de conclusion, les auteurs choisissent de juxtaposer la célèbre image du messie de Colombey sur le balcon du Gouvernement général le 4 juin avec une confidence du même faite au journaliste Pierre Viansson-Ponté à son retour d’Alger en juin 1958 : les généraux ont dû entendre siffler leurs oreilles.

Entre putschistes d’opérette et politiciens dépassés, les auteurs d’Un général, des généraux ont trouvé le ton juste pour suggérer la comédie du pouvoir qui s’est jouée pendant ces trois semaines entre Paris et Alger. En forme d’hommage à celui qui n’était pas avare de réparties cinglantes, ils ont imaginé et mis en scène une farce « hénaurme », une satire gaulloscopique !


* : Charles de Gaulle, scénario de Jean-Yves Le Naour, dessins de Claude Plumail, éditions Bamboo, collection Grand Angle, 4 tomes, 2015-2018, ou la version intégrale, 2021. La vignette est extraite du tome 4, Le joli mois de mai.

** : Jean-Yves Ferri avait ouvert la voie, avec son décapant De Gaulle à la plage, Dargaud, 2007.

*** : Léon Delbecque, est chef de cabinet et chef du Bureau d’action psychologique au Cabinet de Chaban-Delmas, ministre de la Défense nationale, en 1957. Il est ensuite nommé chargé de mission de la Défense nationale à Alger. Il est vice-président du Comité de salut public à sa création.

**** : Jacques Soustelle : bien que gaulliste du premier cercle pendant la période du GPRF, il est nommé par Pierre Mendès France gouverneur général de l’Algérie le 1er février 1955 en sa qualité d’ethnologue « ouvert aux idées de progrès » mais « déterminé à maintenir l’unité et l’indivisibilité de la République ». Il poursuit alors un objectif ambitieux : l’intégration des Algériens musulmans à la citoyenneté française, ce qui ne le rend pas populaire parmi les Européens d’Algérie. Cependant, son opposition ferme au FLN lui vaut un soutien massif de cette même population lorsqu’il est rappelé en métropole. Dès mars 1956, il intègre un mouvement clairement partisan de l’Algérie française, ce qui donne un crédit non-négligeable à de Gaulle auprès des insurgés du 13 mai.


Un général, des généraux. Nicolas Juncker (scénario). François Boucq (dessin). Le Lombard. 144 pages. 22,50 euros


Les dix premières planches : https://v.calameo.com/?bkcode=0049026948e93e4fefd2a

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