Après plus d’un an de détention provisoire et 95 jours de grève de la faim, le verdict est tombé comme un couperet pour l’éditorialiste d’Akhbar Al Youm, qui nie en bloc les accusations d’agression sexuelle dont il est l’objet.

  • PartaLe journaliste marocain Souleimane Raissouni, 49 ans, l’une des plumes les plus critiques du royaume, a été condamné vendredi 9 juillet à cinq ans de prison pour « agression sexuelle », au terme d’un procès expéditif, sans sa présence, ni celle de ses avocats. En grève de la faim depuis 95 jours pour dénoncer « la grande injustice » de sa longue détention préventive, l’ancien rédacteur en chef d’Akhbar Al Youm, un journal indépendant qui a cessé de paraître en mars, asphyxié par le régime, n’aura guère assisté à son procès ; il n’aura pas pu livrer sa version des faits. 

« C’est une boucherie judiciaire, comment peut-on condamner un accusé en son absence ? C’est du jamais vu ! Le verdict est à l’image de ce procès », a réagi l’un de ses avocats, Miloud Kandil, à l’énoncé du verdict. La défense de Souleimane Raissouni ne plaidait plus depuis mardi 6 juillet, pour protester contre le refus du juge de faire hospitaliser le journaliste, qui n’a pas été auditionné par la cour.

Souleimane Raissouni, qui a perdu près d’une quarantaine de kilos en 14 mois de détention, dont plus de la moitié durant sa grève de la faim, voulait assister à son procès à condition « d’être transporté en ambulance et d’avoir un fauteuil roulant ». La justice marocaine lui a opposé une fin de non recevoir, avant de tenir son absence pour un « refus » ; la cour a décidé de poursuivre sans lui. Le journaliste Soulaimane Raissouni, aujourd'hui en prison et en grève de la faim depuis deux mois, accueillait à sa sortie de prison en 2019 sa nièce Hajar Raissouni graciée par le roi après le tollé international de sa condamnation à un an de prison ferme pour  avortement illégal et relations sexuelles hors mariage © FADEL SENNA/AFP Le journaliste Soulaimane Raissouni, aujourd’hui en prison et en grève de la faim depuis deux mois, accueillait à sa sortie de prison en 2019 sa nièce Hajar Raissouni graciée par le roi après le tollé international de sa condamnation à un an de prison ferme pour avortement illégal et relations sexuelles hors mariage © FADEL SENNA/AFP

Alors que sa santé est très dégradée, le journaliste s’est confronté au déni de la justice marocaine, qui dénonce « une pseudo-grève de la faim » et laisse entendre qu’il continue à s’alimenter clandestinement en absorbant du miel et des dattes. Si les juges ont mené le procès au pas de charge, c’est pourtant, semble-t-il, par crainte que cette grève de la faim ne lui soit fatale pendant sa détention préventive. Il fallait un verdict de culpabilité au plus vite, pour laisser à l’administration pénitentiaire seule la gestion d’un tel scénario. 

« Depuis le premier jour de ma détention, j’attends avec impatience le jour où je pourrai m’exprimer dans un procès indépendant et équitable pour dénoncer le crime commis contre moi. Je suis prêt, impatient même, d’être jugé, mais en état de liberté », avait confié le journaliste dans une lettre dictée le 17 juin à ses avocats

Dans une mise en scène étudiée, les audiences se déroulaient en même temps que celles qui scandent le procès d’un autre journaliste, tout aussi critique vis-à-vis du régime : Omar Radi, poursuivi, lui, pour « espionnage » et « atteinte la sûreté de l’État », après la révélation de son placement sous surveillance par les autorités marocaines via un logiciel espion israélien, Pegasus, de la firme NSO. 

  • «Dans le collimateur du régime, le jeune homme avait finalement été écroué, à l’été 2019, sur la base d’accusations de viol qu’il nie en bloc . L’unique témoin des faits, son confrère et ami Imad Stitou, qui confirme la version d’une relation consentie avec la plaignante, a, lui, basculé du statut de témoin à celui de « complice » présumé au début de l’instruction. Coïncidence calculée : la cour entendait la plaignante peu avant l’énoncé du verdict condamnant Souleimane Raissouni. 

À l’agonie, Souleimane Raissouni s’était attiré depuis longtemps les foudres du pouvoir, qui ne lui pardonnait pas de mettre en cause nommément le roi et son entourage, au fil de ses flamboyants éditoriaux. Ligne rouge : il s’en était pris au tout-puissant chef des services de sécurité, Abdellatif Hammouchi, visé en France par des plaintes pour torture, et dont la convocation par la justice française lors de l’un de ses séjours parisiens avait déclenché, en 2014, une tempête diplomatique entre Paris et Rabat.

Sa condamnation tient à un témoignage unique : celui d’un militant des droits des personnes LGBT publié le 14 mai 2020 sur le réseau social Facebook. Sans nommer le journaliste, son accusateur, qui s’exprime sous le pseudonyme d’Adam Muhammed, affirmait avoir subi « une tentative de viol en 2018 » au domicile des Raissouni. La justice s’était aussitôt saisie de ses accusations. Le 20 mai 2020, Souleimane Raissouni était interpellé chez lui par une escouade d’agents en civils, avant d’être placé en détention. 

Originaire de Marrakech, le jeune militant homosexuel s’était trouvé chez les Raissouni à l’invitation de Kholoud Mokhtari, l’épouse du journaliste, qui travaillait alors à un documentaire sur la condition des personnes LGBT au Maroc, où l’homosexualité est criminalisée, punie de six mois à trois ans d’emprisonnement. Contacté à plusieurs reprises par L’Humanité et Mediapart, le plaignant n’a jamais donné suite à nos sollicitations, ni répondu à nos questions transmises par écrit.

Souleimane Raissouni nie en bloc ces accusations. Un témoin corrobore sa version : l’employée de maison présente ce jour-là. Les avocats de la défense ont maintes fois demandé au juge d’instruction de l’auditionner. Refus catégorique. Le jeune militant LGBT, lui, n’a formellement déposé plainte qu’après l’interpellation du journaliste, annoncée en amont, à coups de clairon, selon un procédé bien rodé, par les auxiliaires médiatiques du régime. 

Dès le 20 mai, le site Barlamane, relais des services de renseignement, annonçait ainsi « un scandale honteux », exigeant que le journaliste, qualifié de « déséquilibré », soit traduit en justice. « On se demande ce que vous attendez pour ouvrir une enquête », lisait-on dans ses colonnes, à l’attention du ministère public. 

« Petite Souleiminette, c’est l’avant-dernier avertissement avant de te détruire ! », menaçait, trois jours auparavant, le site internet Chouf TV, véritable organe du régime, de sa police et de ses basses œuvres, en promettant le « sacrifice » de l’éditorialiste pour l’Aïd el-Fitr, la grande fête de fin du ramadan, qui avait lieu, cette année-là, le 24 mai… Ces médias connus pour manier la diffamation sur ordre du Palais vilipendaient en fait Raissouni depuis des mois. 

À travers lui, c’est toute la famille Raissouni, issue d’une prestigieuse lignée d’érudits rétifs à l’arbitraire du pouvoir monarchique, qui est visée

Lors du procès, l’audition du jeune plaignant est intervenue tard, cette semaine, en l’absence de la défense. Il a répété avoir subi une tentative de viol par Souleimane Raissouni le 15 septembre 2018. Or, trois jours plus tard, le 21 septembre 2018, selon des échanges WhatsApp qu’il a eus avec l’épouse du journaliste, il implorait celle-ci de l’aider à fuir le Maroc pour se soustraire à l’oppression de son père et à la persécution de ses oncles, qu’il présentait comme des extrémistes religieux. 

Il y a quelques semaines, dans une vidéo postée sur YouTube, un réfugié marocain gay établi en Espagne, assurant bien connaître « Adam », affirmait lui aussi que le jeune homme souhaitait depuis longtemps quitter le Maroc en raison de la répression et de l’opprobre social qu’y endurent les homosexuels. Il aurait même tenté, à l’appui de ses projets de demande d’asile, de se convertir au christianisme, sans être cru. Après sa rencontre avec Kholoud Mokhtari, celle-ci l’a aidé dans ses démarches en vue de s’exiler. Ce réfugié affirme que les services marocains auraient instrumentalisé « Adam » pour en finir avec Souleiman Raissouni, selon les mêmes procédés utilisés contre Omar Radi, Taoufik, Bouachrine et d’autres « critiques honorables du pouvoir ». 

Cette « stratégie sexuelle » pour démolir les opposants, des journalistes, et réduire au silence les voix critiques, avait déjà fait tomber une figure d’Akhbar Al Youm, son directeur, Taoufik Bouachrine, condamné un an plus tôt à 12 ans de prison, au terme d’un procès jugé « inéquitable » par le groupe de travail de l’ONU sur la détention arbitraire, pour « abus de pouvoir à des fins sexuelles », « viol et tentative de viol ». Peine alourdie en appel à 15 ans de prison ferme.

Dans le dossier Bouachrine, sur les 15 plaignantes initialement recensées par la presse marocaine, huit avaient finalement manifesté le refus de témoigner contre lui ou s’étaient ouvertement rétractées. L’une d’entre elles, Afaf Bernani, avait même été condamnée pour cela : « falsification de procès-verbal », six mois de prison ferme. Depuis son exil, elle exhorte aujourd’hui le régime marocain à « cesser d’utiliser les allégations d’agression sexuelle pour réduire au silence les opposants ».

Lors du procès à huis clos, qui s’était étiré sur plusieurs mois, d’autres témoins, revenus sur leurs déclarations, avaient fini derrière les barreaux. Des mandats d’amener avaient dû être délivrés pour contraindre certaines plaignantes à se présenter à la barre. Une femme présentée comme une « victime » de Bouachrine, refusant de se présenter au tribunal, avait été retrouvée cachée, terrorisée, dans la voiture d’un témoin…

Autre cible de ce harcèlement politico-judiciaire : une autre figure de la rédaction d’Akhbar Al Youm, Hajar Raissouni, la nièce de Souleimane Raissouni. Cette talentueuse journaliste avait entre autres couvert le soulèvement populaire et pacifique violemment réprimé dans le Rif, en 2016 et 2017. Elle a, elle aussi, subi les foudres du régime, avec une condamnation, le 30 septembre 2019, sur la base de rapports médicaux truqués, à un an de prison ferme pour « avortement illégal, relations sexuelles illégales, débauche », après son interpellation à la sortie d’une consultation de gynécologie. Devant le tollé suscité au Maroc et à l’étranger par cette incarcération, Hajar Raissouni avait finalement été libérée le 16 octobre, en vertu d’une grâce royale.

À travers elle, c’est toute la famille Raissouni, issue d’une prestigieuse lignée d’érudits rétifs à l’arbitraire du pouvoir monarchique, qui était visée. Une famille qui compte dans ses rangs des militants de gauche, des défenseurs des droits humains, des féministes, autant que des islamistes. À Paris, où la monarchie marocaine a su tisser le solide réseau d’une diplomatie parallèle, au cœur de l’élite politique, médiatique, économique et culturelle, le silence sur ces affaires est accablant.

Le placement en détention de Soulaimane Raissouni avait même suscité des applaudissements dans la presse française. Comme ceux d’une journaliste de Marianne, qui se réjouissait, le 29 mai 2020, de l’incarcération d’un « tartuffe islamiste », en imputant au journaliste les engagements de son frère, le très conservateur Ahmed Raissouni, lié aux Frères musulmans, président de l’Association internationale des oulémas, ennemi déclaré des droits des personnes LGBT et des libertés individuelles. « Ce beau linge serait évidemment souillé par les débordements du journaliste », ricanait-elle. 

Au Maroc et au-delà de ses frontières, ce verdict suscite la consternation et les plus grandes inquiétudes sur le sort judiciaire futur du journaliste Omar Radi. L’ONG Reporters sans frontières condamne « une décision qui survient à l’issue d’un procès entaché d’irrégularités » et dénonce « une instrumentalisation de la justice qui vise à réduire le journaliste au silence même au prix de sa vie ». Elle appelle à libérer Souleimane Raissouni dans l’attente d’un procès en appel équitable.

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