Par Chloé Leprince

Brigitte Lainé est morte début novembre. On lui doit un apport historiographique inestimable sur le 17 octobre 1961, quand des milliers d’Algériens ont été réprimés dans les rues de Paris par le préfet Maurice Papon. Elle a payé cher d’avoir fait connaître cet épisode tabou de la guerre d’Algérie.

Arrestations par milliers après la manifestation du 17 octobre 1961 à Paris, contre la guerre d'Algérie.
Arrestations par milliers après la manifestation du 17 octobre 1961 à Paris, contre la guerre d’Algérie.• Crédits : AFP

Vous aurez beau chercher, vous ne trouverez nulle part le nom de Maurice Papon. Pas une seule mention du préfet de police collaborationniste sauvé de l’épuration, qu’on retrouvera plus tard à le tête de la Préfecture de police de Paris, dans le court texte publié par les Archives de Paris cette mi-novembre à la mort de Brigitte Lainé. L’historienne y fut pourtant archiviste la majeure partie de sa carrière, entre 1977 et 2008, et c’est elle, avec un autre archiviste, Philippe Grand, qui a joué un rôle immense dans l’historiographie du massacre des Algériens le 17 octobre 1961 à Paris. 

C’est ce rôle qui est complètement passé sous silence, alors que Brigitte Lainé est morte dix ans après son départ à la retraite. Ce silence a une histoire, aussi incroyable que méconnue, même si archimag, la revue professionnelle des métiers de la documentation, s’en est fait l’écho

Brigitte Lainé était une archiviste reconnue, conservatrice en chef du patrimoine, diplômée de la prestigieuse école des Chartes en 1966. En 1998, voilà déjà vingt ans qu’elle travaille aux Archives de Paris, où elle concourt notamment à valoriser certains fonds tombés dans l’oubli. Son métier est loin de consister seulement à trier ou classer des documents entreposés dans quelque recoin obscur : les archivistes ont aussi vocation à créer du sens à partir d’un inventaire, à construire un savoir pour raconter des histoires à partir de ces fonds qu’ils connaissent comme personne. À ÉCOUTER AUSSI 55 min LSD, la série documentaireLa vie mise en carton

Au contact du public et notamment des chercheurs, ce sont souvent eux qui indiquent aussi une bonne source, un document inestimable, un inventaire passé inaperçu, et contribuent souvent  ainsi à revitaliser la recherche en sciences humaines et sciences sociales. Brigitte Lainé avait par exemple une connaissance très fine des archives judiciaires du département de la Seine (l’ancien nom de Paris), de l’abbaye de Saint-Denis ou de l’artisanat dans la capitale, et elle publiait régulièrement des articles scientifiques destinés à enrichir la connaissance historienne. Jusqu’en 1998. 

Lever le voile sur un épisode tabou

Cette année-là, l’historien Jean-Luc Einaudi, militant communiste, venait de préciser ses accusations contre Maurice Papon, quand la vie professionnelle de Brigitte Lainé et de Philippe Grand a basculé. A l’époque, Einaudi travaille depuis déjà une petite dizaine d’années sur le 17 octobre 1961, date de la manifestation pacifique organisée par le FLN contre la répression dont font l’objet les Algériens installés en France, en ces derniers mois de la guerre d’Algérie. La manifestation tournera au bain de sang : les forces de l’ordre nassent les manifestants, en parquent d’autres au gymnase Japy, et plusieurs finissent noyés dans la Seine. Ce jour-là, Maurice Papon était aux manettes. 

On a maintenant une connaissance moins opaque de la manière dont les policiers ont pu recevoir l’ordre d’avoir la main lourde, ce 17 octobre 1961. Un film comme celui de Yasmina Adi, intitulé Ici on noie les Algériens et sorti en 2010, a notamment exhumé des archives vidéo incroyables, filmées depuis le poste de commandement de police. https://www.youtube.com/embed/Q_3NiKFrXZg?feature=oembed

Mais en 1998, quatorze longues années avant que François Hollande ne reconnaisse la responsabilité de l’Etat, cette histoire est encore largement opaque. Jean-Luc Einaudi a bien publié un livre, en 1991, intitulé La Bataille de Paris, 17 octobre 1961, qui entreprenait de sortir cette mémoire française de l’oubli. Mais ses sources, quoique nombreuses et minutieuses, demeurent fragiles. Il n’a en effet pas eu accès aux archives de la police, dont la consultation est alors verrouillée par une loi qui date de 1979, et qui fixe à soixante ans le délai de consultation des fonds sur la guerre d’Algérie. Soixante ans, au lieu des trente ans habituels, parce que cette mémoire-là est jugée trop sensible par le législateur qui y voit des documents “intéressant la sûreté de l’Etat ou la défense nationale”

Les historiens peuvent toutefois demander des dérogations au coup par coup. Mais Einaudi n’obtiendra jamais cette autorisation, malgré plusieurs requêtes. L’historien a beau montrer le rôle décisif de Papon, et donc aussi la latitude dont l’ancien collaborationniste jouissait encore en 1961 auprès des autorités de l’Etat, il reste peu audible.

Au moment où Einaudi cherche à publiciser l’histoire de cette journée noire, ces délais légaux sont pourtant discutés politiquement, avec des appels réguliers à “ouvrir les archives”. Et la ministre de la Culture de l’époque, Catherine Trautmann, a fait savoir qu’elle souhaitait qu’on ouvre ces archives. Elle peut le faire puisque la loi lui ouvre la possibilité d’une dérogation générale. Mais la ministre ne passera pas à l’acte en dépit de ses déclarations. À ÉCOUTER AUSSI 1h05 Les Nuits de France Culture17 octobre 1961 : la guerre d’Algérie en plein Paris

Légitimité scientifique et connaissance des fonds

Dans ce contexte tendu où s’affrontent plusieurs logiques (politiques, scientifiques, et juridiques) qui croisent aussi une part de refoulé et de silence volontaire, Einaudi poursuivra son entreprise de dévoilement. Il rempilera ainsi en 1998, au détour d’une tribune publiée dans Le Monde qui s’achève sur ces mots : 

Si, après des travaux menés librement par des chercheurs indépendants, ayant accès à toutes les sources, il apparaissait que je me suis trompé et si […] le bilan de cette répression se révélait beaucoup moins important que ce que j’ai pu écrire et dire, c’est volontiers que je le reconnaîtrais. Mais, pour le moment, je persiste et signe. En octobre 1961, il y eut à Paris un massacre perpétré par des forces de police agissant sous les ordres de Maurice Papon.

Maurice Papon poursuit l’historien en diffamation. Pour sa défense, les avocats de Einaudi proposent à deux archivistes de témoigner de ce que disent les archives de ce 17 octobre 1961. C’est-à-dire, de raconter, du point de vue de leur légitimité scientifique et de leur expertise archivistique, ce que recèlent ces fonds qu’ils ont, eux, le droit de consulter. Confiants dans les déclarations de Catherine Trautmann qui annoncent que les choses vont bouger, Philippe Grand rédige un texte détaillé qui sera produit au procès qui s’ouvrira en février 1999 et Brigitte Lainé se rend à l’audience. Leurs témoignages permettent à Jean-Luc Einaudi de gagner contre Maurice Papon, débouté.

Nommer le “massacre”

La communauté scientifique devient ainsi officiellement autorisée à dire que oui, il y a bien eu un “massacre” en 1961, dans les rues de Paris, qui fera officiellement six morts et des dizaines de blessés, tandis que la police procédera à pas moins de 11 538 arrestations. Un vrai contrôle organisé des Algériens de France, dont les chiffres apparaissent largement en dessous de la réalité puisqu’après avoir consulté des dizaines de dossiers d’instruction, Brigitte Lainé estimera, avec le milieu historien, qu’on peut plutôt estimer que 63 personnes originaires d’Afrique du Nord, dont 23 corps qui n’ont pu être identifiés, ont été tués ce jour-là.

Aux yeux de la loi de 1979, les archives du 17 octobre 1961 ne sont pourtant toujours pas ouvertes : c’est seulement en 2008 qu’une nouvelle loi viendra modifier l’accès. Ce qui place techniquement dans l’illégalité Philippe Grand et Brigitte Lainé, à qui leur employeur reproche une entorse au secret professionnel.

Se positionnant en lanceuse d’alerte, Brigitte Lainé continuera pourtant à témoigner. Après s’être rendue à la barre au procès Papon contre Einaudi, elle poursuivra son travail de pédagogie dans les médias, détaillant par exemple sur Europe 1 : “Il y a des procès verbaux de commissaires qui sont très précis et qui disent dans quelles conditions tel corps a été repêché, à tel endroit et quelles sont les marques de violence.”

Tout ce travail, aujourd’hui reconnu essentiel à la mémoire de la guerre d’Algérie, n’apparaît pas dans le communiqué des Archives de Paris, à l’annonce de la mort de l’archiviste, survenue le 2 novembre. Durant toute sa carrière, sa contribution à l’historiographie du 17 octobre 1961 vaudra pourtant à Brigitte Lainé un respect immense de bien des historiens, en France comme à l’étranger. Mais il faut savoir que son témoignage au procès Einaudi lui aura coûté cher : “Dès le lendemain du procès,  une enquête administrative en vue d’un conseil de discipline est ouverte”, rappelle Clémence Jost, dans archimag. S’en suivent quatre années à peine croyables, pour les deux témoins de Jean-Luc Einaudi, dont on apprendra plus tard qu’ils seront tout simplement mis au placard, livrés à eux-mêmes, défaits de leurs recherches, interdits d’accès aux chercheurs et même privés d’ordinateur.  À ÉCOUTER AUSSI 52 min La Fabrique de l’HistoireLes super-héros sont-ils politiques ?

Les lanceurs d’alerte au placard

La descente aux enfers est rapide, puisque quelques semaines à peine séparent le verdict favorable à Einaudi, et une tribune signée par de nombreux chercheurs partout dans le monde, qui écrivent ceci dans Libération le 6 mars 1999 :

Nous, chercheurs étrangers ayant fréquenté les Archives de Paris, tenons à élever notre voix contre une injustice que risque de subir Brigitte Lainé, conservateur en chef. D’après Libération du 25 février, cette archiviste encourt des sanctions administratives pour avoir éclairé ­ lors du procès en diffamation intenté par Maurice Papon contre l’historien Jean-Luc Einaudi ­ la nuit la plus infâme de la Ve République, celle du 17 octobre 1961. Son collègue Philippe Grand, se croyant couvert par son ministre, a lui aussi aidé à mettre au point et au jour les faits: ce sont deux amis irréductibles de la vérité et de la connaissance historique. Brigitte Lainé s’est dépensée sans compter pour nous, les utilisateurs des Archives, et son geste devant le tribunal relève tout aussi directement de sa conscience professionnelle. Il est indécent qu’on puisse même songer à réprimer un tel comportement. Nous tenons donc à ce que ce témoignage de notre soutien soit connu, et que Brigitte Lainé reçoive des Archives de France non des brimades mais des louanges.

Leur appel ne sera pas entendu, et Philippe Grand partira à la retraite sans retrouver son travail et sa réputation professionnelle. Brigitte Lainé, elle, obtiendra gain de cause en 2003 devant le tribunal administratif qui actera une “sanction disciplinaire déguisée” illégale. Une condamnation de son employeur qu’elle ne pourra faire respecter qu’au prix d’une nouvelle procédure en justice, en 2004. Trop tard, ou trop peu, visiblement, pour que le mérite de Brigitte Lainé soit pleinement reconnu si l’on en croit le silence qui entoure l’annonce de son décès. Loin de louer sa persévérance à mettre à jour ces faits indignes de 1961, le texte des Archives de Paris se montre au contraire très ambigu, et s’achève plutôt sur ce baiser de Judas : 

Son esprit d’indépendance et de liberté, sa conscience politique, l’amènent parfois à tenir des positions lourdes de conséquences, mais qu’elle assume entièrement. Quoiqu’il en soit, après heurs et malheurs, l’héritage qu’elle laisse aux Archives de Paris est colossal et mérite d’être rappelé et honoré.

Jean-Luc Einaudi, lui, est mort en 2014. Salué par la communauté historienne à laquelle, lui qui avait eu un parcours profane, ne s’estimera jamais appartenir de plein pied. Un an plus tard, Brigitte Lainé était faite chevalier de la Légion d’honneur.

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