Meurtris par les attaques du 7 octobre, les militants LGBT affirment leur soutien aux opérations militaires contre le Hamas. Tandis que des personnes LGBT palestiniennes tentent encore de contrer le « pinkwashing » mené par l’État hébreu.

Célia Mebroukine

28 novembre 2023 à 16h57

Tel-Aviv (Israël).– « Bienvenue dans l’unique centre communautaire LGBT du Moyen-Orient ! » Trois mille mètres carrés sur quatre étages, une salle de spectacle, plusieurs salles de danse et de sport, des espaces de vie de famille, une salle dédiée pour les personnes LGBT séniors, un étage consacré au soutien social et psychologique…  

Au plafond, les câbles électriques pendent ; au sol s’accumule encore la poussière blanche des travaux : dans quelques semaines, le tout nouveau centre communautaire LGBT de Tel-Aviv ouvrira ses portes dans le quartier historique et très chic de Neve Tzedek.

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Ruby Magen, directeur du centre LGBT de Tel-Aviv. © Photo Célia Mebroukine / Mediapart

Entre deux étages, Ruby Magen, directeur du centre depuis trois ans, raconte comment sa vie, comme celle de très nombreux Israélien·nes, a basculé le 7 octobre 2023. « Mon beau-frère a été tué, des amis d’enfance aussi. Et certains de mes neveux sont traumatisés par ce qu’ils ont vu », raconte-t-il brièvement.

Malgré ces temps complexes, cet ancien militaire, originaire du sud du pays, est fier de montrer pour la toute première fois cet immense complexe flambant neuf, fruit de plus de vingt ans d’une politique municipale volontariste pour soutenir la communauté LGBT.

« Le maire de Tel-Aviv, Ron Huldai, a été la première personne en Israël à nous prendre sous son aile », raconte le quadragénaire aux yeux clairs et au sourire franc.

Ron Huldai, membre du Parti travailliste israélien à l’époque, est élu maire de Tel-Aviv pour la première fois en 1998. Il a été réélu en octobre 2021 pour un sixième mandat consécutif. Sous sa gouvernance, Tel-Aviv est devenue un haut lieu du tourisme nocturne pour les fêtards et fêtardes du monde entier.

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Un sac aux couleurs de l’arc-en-ciel en vente sur le marché du Carmel à Tel-Aviv, le lundi 10 février 2020. © Photo Artur Widak / NurPhoto via AFP

Mais aussi, et surtout, une ville qui arbore comme étendard le drapeau arc-en-ciel. « Dès qu’il a été élu, il a décidé que la ville financerait la Pride de Tel-Aviv, mais aussi qu’elle soutiendrait les associations communautaires LGBT, se rappelle Ruby Magen. Depuis vingt-cinq ans, Tel-Aviv joue un rôle immense dans la façon dont les personnes LGBT sont perçues en Israël. »

Pour Jean Stern, journaliste et auteur du livre Mirage gay à Tel-Aviv (Libertalia, 2017), cet investissement financier et idéologique dans la promotion de la culture LGBT fait partie d’une stratégie marketing plus large pour Israël. En 2007, l’État hébreu lance la campagne « Brand Israël ».

« Il fallait changer le récit, chasser les images du mur et de l’occupation en créant d’autres images, et notamment celle du “sea, sex and sun”, explique Jean Stern. Cette stratégie visait à éloigner Israël de la religion et à vendre au monde un Israël laïque. »

Dès 2007, dans la continuité de ce qui avait déjà été réalisé par Ron Huldai,Tel-Aviv est choisie comme figure de proue de cette nouvelle stratégie, dans un but à la fois touristique et de soft power. Avec comme cibles prioritaires les touristes LGBT des pays occidentaux. Pour Jean Stern, « le coup de génie, ça a été d’aller chercher une clientèle à haut pouvoir d’achat, et, entre autres, des hommes gays, blancs, occidentaux et riches ».

Faire oublier l’occupation et les discriminations

Pour Jean Stern et d’autres commentateurs de cette stratégie, Israël met alors en place un cas d’école de pinkwashing, démarche qui consiste à utiliser la promotion de la culture LGBT comme preuve de progressisme dans le but de faire oublier les discriminations et la violence infligées à d’autres minorités, ici les Palestinien·nes.

Une stratégie qui a fonctionné, poussant Tel-Aviv au rang de « paradis » des personnes LGBT, qu’elles soient israéliennes ou étrangères.En juin dernier, selon le quotidien israélien The Times of Israel, plus de 170 000 personnes se sont rassemblées sur la promenade de Tel-Aviv pour la 25e édition de la Pride ou Marche des fiertés. En comparaison, des villes comme Paris ou Londres ont rassemblé l’été dernier quelques dizaines de milliers de manifestant·es.

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La 25e édition de la Marche des fiertés à Tel-Aviv, le 8 juin 2023. © Photo Jack Guez / AFP

Pour Ruby Magen, cette marche est plutôt l’expression concrète de la tolérance de la communauté LGBT israélienne. « Dans toutes les prides auxquelles j’ai participé, j’ai vu des groupes avec des drapeaux palestiniens et des messages contre l’occupation. Ils ont toujours été là, raconte le directeur du centre LGBT. À Tel-Aviv, nous nous sommes toujours considérés comme un phare pour la communauté LGBT d’Israël. Mais depuis le 7 octobre, je pense que nous devrions surtout être un phare pour le Moyen-Orient. »

« Oui, d’accord, on a la plus grande Pride du Moyen-Orient… mais c’est facile quand on n’a aucune concurrence ! », s’exclame Hila Peer, présidente de l’association LGBT israélienne historique Aguda. Cette mère lesbienne de 38 ans dit essayer« de garder [s]on humanité » depuis le début de la guerre. « Quand on sait ce que c’est, dans sa chair, d’être opprimée en tant que personne LGBT, on ne peut pas ignorer ce qui se passe à Gaza et en Cisjordanie depuis des années », explique-t-elle.

Il y a six mois, c’est nous qu’on comparait au Hamas !

Hila Peer, présidente de l’association LGBT Aguda

Hila assume une position critique vis-à-vis du gouvernement en place. « Je ne fais pas confiance à Nétanyahou, même en temps de guerre », dit-elle. Cette activiste était en première ligne lors des manifestations massives du début de cette année contre le projet de réforme judiciaire voulu par le gouvernement du premier ministre israélien. « Cette réforme nous a fait glisser un peu plus vers un régime autocratique, explique Hila Peer. Le risque, avec cette réforme, c’est que les minorités, LGBT, Palestiniens d’Israël et autres, perdent leurs droits. »

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Hila Peer, présidente de l’association communautaire LBGT Aguda. © Photo Célia Mebroukine / Mediapart

Des droits qu’elle considère déjà fragiles. Selon elle, « dans la loi israélienne, la communauté LGBT reste discriminée : le mariage pour les personnes de même sexe n’est pas légal, il n’y a pas de reconnaissance de la parentalité dès la naissance de l’enfant, la GPA [gestation pour autrui] a été votée il y a un an seulement… […] La majorité de nos droits, précise-t-elle, nous les avons obtenus par les tribunaux, rarement par la loi. »

Le 5 novembre, un mois après le début de la guerre et « pour la première fois depuis très longtemps », souligne Hila Peer, une loi a été votée par la Knesset permettant aux couples homosexuels de bénéficier de la même aide financière que les couples hétérosexuels, dans le cas où un·e des partenaires mourrait au combat ou serait pris·e en otage.

Une exception saluée par la communauté LGBT israélienne, qui est plutôt habituée aux attaques de la coalition de droite et d’extrême droite au pouvoir. Quelques jours avant la Marche des fiertés de juin 2023, Yitzhak Pindrus, membre de la coalition et élu du parti Judaïsme unifié de la Torah, avait déclaré : « Dans ma vision du monde, la menace la plus importante pour l’État d’Israël − plus importante que l’État islamique, le Hezbollah ou le Hamas −, c’est la permissivité envers l’arayot[terme utilisé pour définir les relations et pratiques sexuelles interdites par la Bible et la loi juive, notamment les relations sexuelles entre hommes − ndlr]. […] C’est mon devoir d’empêcher cette Pride d’avoir lieu et en général d’empêcher ce mouvement [pour les droits LGBT – ndlr]. »

Un coup important porté à l’image de tolérance envers les populations LGBT d’Israël. « Il y a six mois, on nous comparait au Hamas, c’est quand même dingue ! »,insiste Hila Peer, offusquée. D’où sa compréhension envers les critiques de la stratégie de pinkwashing d’Israël : « Ces quarante dernières années, ç’a été des hauts et des bas pour la communauté LGBT d’Israël. Mais ce qui est sûr, c’est que le progrès est venu de la société, pas des gouvernants. »

Malgré cette position critique, Hila Peer partage l’opinion majoritaire dans la société israélienne face à cette guerre : « Je ne suis pas pour la vengeance, je suis révulsée par le fait que des innocents meurent en ce moment à Gaza, mais je ne blâme pas l’armée israélienne pour cela, je blâme ceux qui nous ont attaqués. Nous n’avons pas d’autre choix que de détruire le Hamas, qui, lui, veut détruire Israël. Mais j’ai de la compassion pour les habitants de Gaza, je leur souhaite un avenir libéral dans lequel ils pourront tous vivre leurs vies comme ils l’entendent. »

Un drapeau des fiertés devant les ruines de Gaza

Depuis le 7 octobre, la stratégie de pinkwashing de l’État hébreu a pris de nouvelles formes. Le 13 novembre, le compte officiel de l’État, géré par le ministère des affaires étrangères, qui publie des posts en anglais, a diffusé sur la plateforme X (ex-Twitter) deux photos d’un soldat israélien brandissant un drapeau LGBT et un drapeau israélien aux bords arc-en-ciel. En arrière-plan, les ruines de Gaza. Sur le drapeau LGBT, ce message : « In the name of love » (« Au nom de l’amour ») en anglais, en arabe et en hébreu.

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Message publié par le compte officiel de l’État d’Israël.

« Le tout premier drapeau des fiertés à être hissé à Gaza ! », s’enorgueillit le compte dans sa publication. Le compte précise que c’est un appel « à la paix et à la liberté » et « un message d’espoir pour le peuple de Gaza qui subit la brutalité du Hamas ».

Pour Ruby Magen, du centre LGBT de Tel-Aviv, et qui a lui-même servi à Gaza lorsqu’il était soldat, la démarche de ce soldat est « parfaitement compréhensible ». « Dans l’histoire, d’autres armées ont planté des drapeaux et des symboles synonymes d’inégalité et de ségrégation. Je suis fier que l’armée israélienne, elle, porte des symboles progressistes », explique-t-il.

La publication a été vue 16 millions de fois. Elle a lancé un débat virulent sur le réseau social, dans lequel la stratégie de pinkwashing de l’État hébreu est pointée du doigt. Par exemple, le compte « Le coin des LGBT+ », un compte français d’information et d’actualité de la communauté LGBT, dénonce un « tweet immonde » qui utilise le drapeau LGBT « comme celui que tout colon plante sur une terre avant de se l’approprier et d’en exterminer la population ». « Nous refusons que vous instrumentalisiez notre communauté pour laver votre génocide ! », conclut la publication.

« Au départ, le pinkwashing était une stratégie marketing, mais désormais Israël cherche à sensibiliser une cible plus large,analyse Jean Stern. Les droits des homosexuels, comme concept, permettent à l’État hébreu de dire que le pays est une démocratie tolérante contre un Hamas obscurantiste qui condamne les homosexuels à la mort. »

L’occupation au cœur de l’oppression des personnes LGBT palestiniennes

Début novembre, le collectif Queers in Palestine, qui rassemble des personnes LGBT palestiniennes, a publié une lettre ouverte pour contrer le pinkwashing israélien : « Nous refusons l’instrumentalisation de notre queerness, de nos corps et de la violence à laquelle nous faisons face pour déshumaniser nos communautés. […] Nous nous battons contre des systèmes d’oppression interconnectés, tels que le patriarcat et le capitalisme, et nos rêves d’autonomie, de communauté et de libération sont intrinsèquement liés à notre désir d’autodétermination. »

Depuis le début de la guerre, une partie de la communauté LGBT à travers le monde a aussi manifesté pour la libération de la Palestine. En France, le collectif Les Inverti·e·s explique dans un communiqué que « le cessez-le-feu ne peut pas être un mot d’ordre suffisant. […] L’arrêt de la colonisation et la libération totale doivent devenir le mot d’ordre. Les Palestinien·nes doivent retrouver leur droit à l’autodétermination. »

« Nous avons été massacrés et nous entendons à travers le monde des personnes LGBT crier “Du Jourdain à la mer”, nous nous sentons très seuls », confie Hila Peer. Ruby Magen, lui, se dit « déçu » par les réactions de la communauté LGBT à l’international.

Pour eux, le soutien des LGBT occidentaux à la cause palestinienne est incompréhensible, car ils l’entendent comme un soutien au Hamas. Une rhétorique reprise dans les sphères réactionnaires, en France notamment, qui accusent les associations LGBT d’être comme « le poulet qui soutient KFC ».

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10 juin 2017

« La question, ce n’est pas le Hamas, mais la Palestine, explique Jean Stern. Le destin d’un homosexuel, c’est de sortir de son milieu pour assumer son homosexualité. Mais aujourd’hui, c’est impossible pour des personnes gays sous occupation, qui vivent à Gaza, à Ramallah ou à Hébron, parce que le système d’apartheid régit l’ensemble des relations sociales. C’est une oppression concrète, un enfermement permanent, qui condamne à mort d’une certaine manière. »

Mais pour Ruby Magen, la question de la colonisation est désormais occultée par l’urgence de la guerre : « Je suis fier d’être israélien, je suis fier d’être un homme gay de Tel-Aviv, fier d’être père, fier d’être sioniste, et je donne beaucoup pour faire de ce pays un lieu d’égalité pour tous. Mais même si j’ai toujours soutenu une solution à deux États, aujourd’hui je suis plus que certain que cette guerre est justifiée et qu’elle doit continuer jusqu’à ce que le Hamas soit détruit. »

Que pense-t-il des civil·es tué·es par les frappes israéliennes à Gaza ? « Je ne dirai jamais que ces morts sont justifiées mais je ne suis pas non plus naïf : je comprends la nécessité d’utiliser la force pour annihiler le danger. »

Célia Mebroukine

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