La rapport Sarr Savoy, polémiques autour la restitution, l’histoire du trésor de Béhanzin. Enquête réalisée dans le cadre de leur master 2 d’Histoire publique (UPEC, université Paris-Est Créteil) par 3 étudiant-e-s: Marina Amador, Sandra Merlet (également co-auteure du Guide du Bordeaux colonial) et Thomas Vercerot.

LA RESTITUTION DES OEUVRES D’ART AFRICAINES DÉCOLONISER

LES MUSÉES

LE RAPPORT SARR-SAVOY, POLÉMIQUES AUTOUR DE LA RESTITUTION, L’HISTOIRE DU TRÉSOR DE BÉHANZIN…

DÉPASSER LE PRISME COLONIAL

Par Marine Amador

Symptomatiques       de     notre      siècle,     les demandes de restitution d’œuvres d’art ne cessent d’agiter la vieille Europe. Du Mexique à  la  Grèce  en  passant  par  la  Nouvelle- Zélande,   les   anciens   pays   colonisés   ou exploités  veulent  désormais  récupérer  leur patrimoine   culturel.   Ces   demandes   sont néanmoins difficiles à satisfaire car en Europe l’imaginaire  colonial  semble  encore  ancré dans les esprits.

Cet imaginaire repose notamment sur l’idée de  «  mission  civilisatrice  »  qui  présentait autrefois la colonisation comme une entreprise      éducative et altruiste. Elle continue  aujourd’hui  de  faire  du  modèle occidental   le   seul   système   de   valeurs légitime.

En  France  l’adoption  par  le  Sénat,  le  4 novembre  2020,  du  projet  de  loi  visant  à rendre 26 pièces du trésor de Béhanzin au Bénin, ainsi que le sabre du militaire El Hadj Omar Tall au Sénégal, est l’occasion de

revenir   sur   la   politique   entamée   par Emmanuel Macron en 2017.

Une politique qui a suscité de nombreux débats et qui montre que la domination culturelle   occidentale   est   encore   une réalité. L’un des auteurs du rapport Sarr- Savoy  déclarait  en  2019  que  90%  du patrimoine  sub-saharien se trouvait aujourd’hui      en     France[1].      Un     chiffre éclairant  qui  s’accompagne  de  discours interrogeant la capacité des pays africains à gérer leur mémoire. Parmi les opposants à la  restitution  des  objets  d’art  africains, beaucoup appuient leur argumentaire sur une vision très eurocentrée de l’art et des pratiques muséales.

Décoloniser  les  musées  engage  donc  un processus de réflexion plus large autour de la   décolonisation   des   imaginaires   en Europe.  L’un  ne  peut  fonctionner  sans l’autre  et  il  est  nécessaire  d’établir  une discussion          collective autour de  ces questions.



[1] Propos tenus par Felwine Sarr lors d’une interview pour l’Express le

26 janvier 2019.

L’Edito

par Marine Amador

Emery Mwazulu Diyabanza, la société civile en action p 04

Portrait par Marine Amador

Les « objets de la discorde »

Le trésor de Béhanzin Par Sandra Merlet p 10










Restituer? Ignorer? Circulez! Le capharnaüm autour de la restitution des œuvres d’art africaines p 14

Par Sandra Merlet



« Le musée n’est pas neutre » Vers une décolonisation des institutions?

Interview de Françoise Vergès par Sandra Merlet p 16




Le refus de restitue Un mépris postcolonial qui dure p 06

par Thomas Vercelot




Pour une restitution collaborative

Le rapport Sarr-Savoy Par Thomas Vercelot p 08










Porte du palais royal d’Abomey, Musée du Quai Branly. Crédits Wikicommons






4 / PORTRAIT

EMERY MWAZULU DIYABANZA, LA SOCIÉTÉ CIVILE EN ACTION

Par Marine Amador

Au cours de cette année 2020, ce militant congolais a tenté plusieurs fois de s’emparer d’objets d’art africains dans les musées européens. Sa récente condamnation par le tribunal correctionnel de Paris a été relayée par les médias à l’échelle mondiale, donnant ainsi une nouvelle dimension au débat sur la restitution des œuvres d’art.

Portrait du militant Emery Mwazulu Diyabanza. Crédits : E. M. Diyabanza.

C’est coiffé d’un béret noir à la Black Panthers et paré de ses longs colliers de perles colorées qu’Emery Mwazulu Diyabanza s’installe face à la caméra. Le ton est donné : il ne s’agit pas de parler de sa vie de père de famille mais bien de ce qui le pousse à risquer la prison.   Depuis   le   mois   de   juin   2020   le   porte-parole   de l’association panafricaine Ya Nkan Nku a multiplié les mises en scène, où il se fait filmer, sortant d’un musée, avec une œuvre d’art africaine dans les bras. Une démarche qu’il justifie par cette phrase : « on ne demande pas l’autorisation à un voleur pour récupérer ce qu’il a volé».

Pour comprendre pleinement le sens de cette phrase, il faut d’abord revenir sur le parcours de l’homme. Né en République Démocratique du Congo, il grandit au sein d’une famille engagée. Son père est un opposant du régime de Mobutu et sa mère le berce d’histoires familiales où ses ancêtres, des gouverneurs de l’ancien royaume du Congo, sont victimes des pillages européens. Il s’engage tôt dans le militantisme et part pour la France à la fin des  années  1990.  Il  décide  alors  de  renforcer  son  bagage intellectuel  en  étudiant  l’histoire  de  l’Afrique  de  manière autodidacte  et  se  rapproche  progressivement  de  la  pensée panafricaniste. En 2014, il co-fonde l’association Ya Nkan Nku au sein de laquelle lui et les autres membres font de la restitution des œuvres d’art un point central.

« On ne demande pas l’autorisation à un voleur pour récupérer ce qu’il a volé».

Chronologie des actions d’Emery Mwazul Diyabanza

12 juin 2020 : Musée du Quai

Branly, Emery Mwazulu Diyabanza s’empare d’un poteau funéraire Bari du XIXe siècle provenant du Tchad

30 juin : Emery Mwazulu Diyabanza dépose plainte pour « vol et recel » contre l’État français

30 juillet 2020 : il s’empare d’objets en ivoire du Musée des arts africains, océaniens et amérindiens de Marseille

10 septembre 2020 : il s’empare d’une sculpture du Congo à l’Afrika Museum de Berg en Dal, aux Pays-Bas

30 septembre 2020 : lui et les quatre activistes du Quai Branly sont jugés par le tribunal correctionnel de Paris

.14 octobre : la condamnation tombe et Emery Mwazulu Diyabanza est condamné à 1000€ d’amende.

Ya Nkan Nku « les hommes et les femmes libres »

Cette association panafricaine est fondée en 2014 avec comme devise «Unité, Dignité, Courage ». Elle prône la solidarité entre tous les peuples africains et vise à l’émancipation sociale, économique, culturelle et politique du continent. Pour cela, elle mène des actions variées comme la « restitution directe » dans lemusées européens, des manifestations devant les ambassades (ambassade du Maroc à Paris en 2015) ou des protestations contre des grands groupes comme Areva (2016).

Ces actions, bien qu’elles puissent choquer, s’inscrivent donc  dans  une  démarche  à  la  fois  personnelle  et collective. Une démarche qui se base sur le principe de la « restitution directe » à savoir que « tout ce qui a été pris de force doit être restitué sans aucune forme de procès  ».  Elles  ajoutent  également  une  nouvelle dimension  au  débat  actuel  en  lui  donnant  de  la visibilité et en y faisant entendre une nouvelle voix : celle  de  la  société  civile  africaine.  Emery  Mwazulu Diyabanza  regrette  que  le  gouvernement  français continue de « décider à la place de l’Afrique ». Pour lui, la politique actuelle est à la fois « irrespectueuse » et reflète le « paternalisme colonial de la France ».

Il conclue en affirmant que le devenir des œuvres d’art africaines « c’est à nous d’en décider maintenant » et c’est  pourquoi  il  pense  bientôt  «  officialiser  son engagement dans l’arène politique ».

LE REFUS DE RESTITUER UN MÉPRIS POSTCOLONIAL QUI DURE

Par Thomas Vercelot

Si aujourd’hui les demandes de restitutions ont un écho médiatique et politique plus important qu’hier, elles sont pourtant loin d’être nouvelles. Des demandes de restitution furent engagées rapidement par les Etats dès leur indépendance. Depuis plus de soixante ans, et malgré l’édiction de règlements internationaux, la restitution reste l’exception. Retour sur l’histoire de six décennies de refus de la part des ex- Empires coloniaux.

1969, « Le Panaf » réclame la restitution des biens culturels africains

En 1969, se déroule à Alger le premier festival culturel panafricain, « le Panaf ». La même année l’Algérie récupère 300 œuvres emportées par les administrateurs français « afin de les protéger de l’OAS » durant la guerre d’Algérie. Après sept ans de négociations l’Algérie était parvenue à un accord   partiellement satisfaisant, les œuvres restituées étant essentiellement issues du patrimoine culturel européen. Lors du fameux « Panaf », est adopté le Manifeste culturel Panafricain, celui-ci expliquait alors : « La conservation de la culture a sauvé les peuples africains des tentatives de faire d’eux des peuples sans âme et sans histoire. […] et si [la culture] relie les hommes entre eux, elle impulse aussi le progrès. Voilà pourquoi l’Afrique accorde tant de soins et de prix au recouvrement de son patrimoine culturel, à la défense de sa personnalité et à l’éclosion de nouvelles branches de sa culture. ». Un manifeste auquel les Etats européens restent sourds depuis 50 ans.

1970, l’UNESCO entre dans la danse

Pendant plus d’un siècle, les musées occidentaux n’ont cessé de piller mais aussi d’acheter des œuvres dans un marché de l’art peu regardant sur la provenance des œuvres vendues. L’UNESCO adopte en 1970 un règlement visant à « lutter contre le trafic illicite des biens

culturels », s’inspirant notamment des règlements édictés afin de restituer les œuvres d’art pillées par les Nazis. Mais sous la pression des Occidentaux, une clause de non-rétroactivité[1] est ajoutée, rendant la résolution de l’UNESCO inefficace dans le cadre des restitutions.

1978, l’UNESCO, acteur impuissant

En 1978, l’UNESCO sous l’impulsion de son président, Amadou-Mahtar Mbow, crée un « Comité intergouvernemental pour le retour des biens à leur pays d’origine ». La même année il adresse un « appel pour le retour à ceux qui l’ont créé, d’un patrimoine culturel irremplaçable ». Le but de  ce  comité  est  d’aider  juridiquement  les  pays  demandeurs  dans  leurs  démarches. Malheureusement cette démarche enferme la question des restitutions dans des imbroglios juridiques. Permettant ainsi aux ex-Empires coloniaux de se réfugier derrière le principe d’inaliénabilité des œuvres[2], comme le fit l’Angleterre pour les marbres du Parthénon d’Athènes et comme le fait encore régulièrement la France.

En France, des restitutions intéressées

Cependant l’Etat français sait faire fit de ce principe d’inaliénabilité, pourtant intangible, quand il dispose d’intérêts économiques et diplomatiques. Ainsi en 2010, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, la France a restitué à la Corée du Sud plus de 300 manuscrits sur fond de négociations commerciales et diplomatiques. Ce fut encore le cas, pour le sabre d’El Hadj Oumar Tall qui fut remis par Edouard Philippe en novembre 2019 au Sénégal, dans le cadre d’un voyage officiel.

Ainsi et malgré soixante années de lutte de la part des Etats Africains et de l’UNESCO, les restitutions restent exceptionnelles et le monopole occidental sur le patrimoine africain une réalité.

Notes

[1] Une règle de non rétroactivité suppose qu’une loi nouvelle ne peut régir que les situations juridiques postérieures à son entrée en vigueur. Ainsi les Etats détenant des œuvres acquises issues du trafic illicite avant 1970 ne peuvent être inquiétés.

[2] Principe forgé durant la période révolutionnaire, concomitamment du développement des musées tel que celui du Louvre. Celui-ci fait des œuvres d’art “des biens publics » dont la propriété est détenue par l’ensemble des citoyens, par la nation. Donnant aux œuvres la faculté de ne pouvoir être cédées selon la loi du marché. Ainsi une œuvre faisant partie d’une collection publique ne peut être cédée par l’Etat, sous aucunes conditions.

POUR UNE RESTITUTION COLLABORATIVE

LE RAPPORT SARR – SAVOY

Par Thomas Vercelot

Rapidement après son discours de Ouagadougou en novembre 2017, Emmanuel Macron demandait à l’économiste sénégalais Felwine Sarr et à l’historienne de l’art Bénédicte Savoy, la rédaction d’un rapport qui devait « tracer le chemin vers des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique d’ici cinq ans ». Décrié par certains, approuvé par d’autres, le rapport Sarr-Savoy cristallise les débats. Alors que propose -t- il ?

Dès sa remise au Président de la République, le 23 novembre 2018, le rapport Sarr-Savoy est   le   plus   souvent   caricaturé   par   ses nombreux  opposants  (p.14).  Ces  critiques virulentes       ont      rendu       inaudibles       les propositions  concrètes  faites  par  les  deux auteurs, des propositions qui ne manquent pourtant pas d’intérêt. Travaillant sur les inventaires des musées français, notamment sur celui du musée du Quai Branly, les chercheurs ont inventorié les œuvres susceptibles d’être restituées par la France. Ils concluent que la France doit accueillir favorablement les demandes de restitution d’objets collectés en Afrique dont l’origine certifie un non-consentement avéré (lors des guerres coloniales ou des missions «scientifiques» par exemple), ainsi que les œuvres achetées sur le marché de l’art après 1960 et dont la provenance licite n’est pas avérée.  Afin  que  ces  restitutions  soient encadrées, ils proposent un«Chronogramme des restitutions » en trois étapes.
Tout d’abord la première étape doit permettre la restitution de pièces réclamées de longue date par les Etats africains concernés, citant par exemple les 26 pièces provenant du sac d’Abomey en 1892 (p.11-13) Mais aussi l’élaboration commune, entre experts des musées et du patrimoine en France et en Afrique, d’une méthodologie pratique des restitutions. Parallèlement, des mesures législatives et des règles doivent être adoptées pour rendre ces restitutions irrévocables

.La deuxième étape serait celle de l’élaboration d’inventaires précis accompagnés d’un partage numérique des œuvres et de leurs archives. Des ateliers visant à l’élaboration d’un savoir-faire commun pour les restitutions, doivent aussi être organisés afin d’accompagner au mieux les retours. Enfin cette étape marquerait la création de commissions paritaires entre la France et les États africains désireux de recouvrer leur patrimoine.

La troisième et dernière étape doit permettre la mise en œuvre des restitutions dans le cadre des ateliers et commissions créées, dont le fonctionnement doit être assuré financièrement de manière pérenne.

Ainsi ces propositions, loin de la caricature qui en a été faite, proposent sur le fond comme sur la forme de créer « une nouvelle éthique relationnelle », favorisant une collaboration et une entente entre les institutions culturelles et patrimoniales françaises et africaines. Afin non pas de vider les musées français de leurs collections, comme cela a pu être dit, mais de mieux partager ce patrimoine.

Néanmoins, il est peu probable que ce rapport permette une restitution “du patrimoine africain en Afrique d’ici cinq ans”, date fixée par le président Emmanuel Macron. Les oppositions sont nombreuses et les acteurs, qu’ils soient politiques ou issus des milieux muséaux, font pression pour conserver un monopole sur le patrimoine africain.

Les restitutions faites au Benin et au Sénégal, souhaitées par les auteurs du rapport, relèvent de la loi d’exception et non d’un projet global pourtant nécessaire pour fonder cette nouvelle éthique relationnelle et pour décoloniser les musées français.

“Restitution” ou “retour” ?

Le 4 novembre 2020, après un passage par   l’Assemblée   où   il   fut   voté   à l’unanimité, « le projet de loi relatif à la restitution   de   biens   culturels   à   la République du Bénin et à la République du Sénégal. » a été étudié par le Sénat.

Ce dernier a adopté le projet mais au prix d’une  modification  :  en  substituant  le terme de “retour” à celui de “restitution”. Si  ce  changement  semble  anodin,  il évacue de fait la charge symbolique du terme “restitution” et donne ainsi raison à ceux  qui  refusent  de  reconnaître  les spoliations massives faites par les empires coloniaux.

LES « OBJETS DE LA DISCORDE » : LE TRÉSOR DE BEHANZIN

UN PATRIMOINE CULTUREL AU CŒUR DE LA POLITIQUE BÉNINOISE ET INTERNATIONALE

Par Sandra Merlet

Statue du roi Béhanzin, Musée duQuai Branly. Crédits : Wikicommons

Le 6 octobre 2020, par une décision unanime, les députés ont voté la restitution des 26 pièces du trésor de « Béhanzin », nom du dernier roi d’Abomey, Béhanzin Ier. En portant notre regard sur l’histoire de ces objets, il est possible de comprendre  leur importance dans l’histoire du Bénin.

Le royaume d’Abomey, situé sur le plateau éponyme, est un Etat côtier au sud de l’actuel Bénin. C’est une puissance régionale qui connaît son apogée entre le XVIIIe et le XIXe siècle grâce au commerce des esclaves. La France commence à contrôler cette zone côtière à partir de 1870. Lors des deux guerres du Dahomey, qui ont lieu entre 1890 et 1894, le Général Alfred Dodds conquiert toute la région. Le royaume se retrouve alors sous domination coloniale française. Béhanzin, dernier roi de Dahomey s’exile et meurt à Alger, également placée sous l’autorité française depuis la conquête de l’Algérie en 1847. Le général Dodds rapporte le trésor en France à la suite de la conquête d’Abomey et du pillage des palais des souverains.

Carte du royaume du Dahomey dans l’empire colonial français. Crédits : Sandra Merlet

La tradition des butins de guerre répond à une logique politique. Les trophées symbolisent la puissance coloniale française, soulignent la défaite du peuple colonisé, et permettent aux conquérants de légitimer l’État dans sa mission civilisatrice. Dodds donne l’ensemble de son butin au musée ethnographique du Trocadéro en 1893.

Son pillage est composé des portes du palais royal d’Abomey, des bas-reliefs et tentures. Les joyaux de ce vol sont les statues des souverains anthropomorphes. Elles représentent, à travers les animaux, les qualités morales et physiques du roi. Placées à l’avant des troupes, ces statues symbolisaient la puissance du royaume d’Abomey. L’art d’Abomey servait à glorifier le souverain et les dignitaires de la Cour. Une histoire glorieuse avec laquelle le Bénin veut aujourd’hui renouer.

Dans son programme « Bénin retrouvé » (2006), le président béninois Patrice Talon souhaite développer le tourisme local. Il instaure une véritable volonté étatique de valorisation et de gestion du patrimoine. Pour le Bénin, le Trésor de Béhanzin appartient à son patrimoine culturel et immatériel. Ce n’est pas qu’une manœuvre politique, la population béninoise s’intéresse à son patrimoine perdu. Lors de l’exposition autour du roi Béhanzin, qui a eu lieu à la fondation Zinsou en 2006, 26 300 visiteurs sont venus voir les statues prêtées par le musée du Quai Branly en seulement un mois !

L’écrivain béninois Florent Couao-Zotti fait de la restitution des œuvres pillées un combat central des anciens peuples dominés : « Elle est, à l’instar de la lutte pour la reconnaissance de la traite négrière comme un crime contre l’humanité, l’un des combats majeurs des anciens peuples colonisés. Exiger le retour dans leur pays des objets issus de leur patrimoine, c’est aussi une revendication culturelle essentielle »[1]. Rappelant ainsi que la restitution de ces 26 oeuvres béninoises est un nouveau pas dans la décolonisation et dans la construction identitaire du Bénin.

Notes

[1] Tribune de Florent Couao-Zotti, « Plaidoyer pour le retour au Bénin des biens volés », Jeune Afrique, 17 mai 2017.

Chronologie : Le parcours du trésor de Béhanzin

17 Novembre 1892 : Prise d’Abomey par les troupes françaises dirigée par le Colonel Dodds

Mars 1893 : Alfred Dodds, devenu général, fait don au musée Ethnographique du Trocadéro de sept objets issus de la prise d’Abomey ainsi que d’un siège royal saisi dans la ville de Cana.

1894-1895 : Après la reddition du roi Béhanzin, plusieurs officiers font des dons d’objets provenant du Dahomey au Musée Ethnographique, complétant ainsi le « trésor  de  Béhanzin  ».                                            L’ensemble  est  rapidement  présenté  dans  l’exposition permanente du musée.

2006 : Ouverture du Musée du Quai Branly. Les pièces du « trésor de Béhanzin » intègrent les collections du nouveau musée. Les trois statues anthropomorphes des rois d’Abomey sont présentées dans la collection permanente du musée.

16 décembre 2006- 19 mai 2007 : L’exposition « Béhanzin, roi d’Abomey » se tient à Cotonou, au Bénin, en partenariat avec le Musée du Quai Branly. Devant le grand succès de l’exposition, celle-ci est prolongée de plusieurs mois, avant que les œuvres ne réintègrent le Musée du Quai Branly.

26 aout 2016 : Le Bénin demande officiellement la restitution du trésor de Béhanzin à la France précisant que « ces pièces ont pour la nation béninoise une double valeur historique et spirituelle; qu’il s’agit de  biens  irremplaçables,  témoins  d’un temps  et  d’une  royauté  révolus,  certes,  mais supports vivants de la mémoire collective du Bénin ».

12 décembre 2016 : Le gouvernement français, en la personne de Jean-Marc Ayrault (Ministre des affaires étrangères), rejette la demande de restitution au nom de l’inaliénabilité des œuvres du patrimoine public.

28 novembre 2017 : Lors d’un discours à l’université de Ouagadougou, Emmanuel Macron, annonce : « Je veux que d’ici cinq ans les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique. »

23 novembre 2018 : Remise du rapport sur la « restitution du patrimoine africain » par Felwine Sarr et Benedicte Savoy à Emmanuel Macron où la restitution du «trésor de Béhanzin » est mentionnée.

4 Novembre 2020 : Le Sénat adopte le « Projet de loi relatif à la restitution de biens culturels à la République du Bénin et à la République du Sénégal ».

RESTITUER ? IGNORER ? CIRCULEZ !

LE CAPHARNAÜM AUTOUR DE LA RESTITUTION DES ŒUVRES D ’ ART AFRICAINES

Par Sandra Merlet

Dans  leur  rapport  de  2018,  les  chercheurs  Felwine  Sarr  et  Bénédicte  Savoy comptabilisent 46 000 objets d’arts africains datant de l’époque coloniale. Ils appellent à une restitution complète pour les objets dont le non-consentement, de vente ou de don, a été avéré.
Panique dans les couloirs des institutions culturelles, ces anticolonialistes veulent-ils vider  les  musées  ?  La  levée  de  boucliers contre  ce  rapport  a  créé  un  brouhaha duquel sont ressortis des arguments frôlant l’indécence. Stéphane Martin, conservateur du musée du Quai Branly de 1998 à 2019, qualifie le travail des deux chercheurs de «cri de haine contre le concept même de musée »[1]. Certains opposants sont allés jusqu’à remettre en question le geste de spoliation.   D’autres   ont   discrédité   les musées africains ou ont invoqué la menace d’un   «   péril   »   pour   le   patrimoine   de l’humanité.

Franck Riester, ancien ministre de la Culture, appelle à un consensus. Il admet que « les jeunes Africains doivent avoir accès à leur patrimoine   »,   mais   ne   parle   pas   de restitution.  Il  souhaite  seulement  favoriser une plus grande circulation des œuvres. Une circulation dont le Béninois Alain Godonou est également partisan mais elle doit être placée sous l’autorité du pays dont l’œuvre est  originaire: « Une fois revenus officiellement dans le patrimoine du Bénin […]  ils  continueront  à  voyager  et  à  être présentés dans des expositions. Mais c’est nous qui déciderons de ce qu’ils deviendront»[2].









Un autre axe de défense des conservateurs des musées est le principe de l’inaliénabilité des  collections  françaises.  Un  argument «pervers»        selon Françoise Vergès. nouveau concept de rapport à l’art et aux objets.

L’inaliénabilité  des  collections  françaises protège les objets appartenant au peuple français. Or dans le cas de ces objets d’arts africains certains ont été pillés, ce qui rend cet argument nul et non-avenu.[3]

Alors que faire ?

Felwine Sarr et Bénédicte Savoy ont travaillé avec des  conservateurs        et des muséographes à la fois africains et français ce qui leur permet d’apporter une réponse plus mesurée : rendre les objets dont le non- consentement de vente ou de don est avéré et redéfinir la muséographie en sortant du modèle européo-centré. Ainsi, laissons les pays africains gérer eux- mêmes leur patrimoine et leur histoire, pour qu’ils puissent créer indépendamment un nouveau concept de rapport à l’art et aux objets.

Notes

[1] Stéphane Martin, interrogé lors de la commission de culture du Sénat, mercredi 19 février 2020.

[2] Alain Godonou, vice-président du comité chargé de la coopération muséale et patrimoniale entre la France et le Bénin, interrogé par le Monde diplomatique, août 2020.

[3] Propos de Françoise Vergès recueillis par Sandra Merlet, le 11 novembre 2020, dans le cadre de ce dossier.

16 / INTERVIEW

«LE MUSÉE N’EST PAS NEUTRE»

VERS UNE DÉCOLONISATION DES INSTITUTIONS ?

Par Sandra Merlet

Les polémiques actuelles autour de la restitution des objets d’art africains remettent en question la muséographie occidentale. Ce modèle est

aujourd’hui dominant, mais est-il le seul légitime ? Françoise Vergès nous éclaire sur ces questions. Elle revient sur les réalités de l’empire colonial français et propose une redéfinition du musée basée sur la pensée décoloniale.

Photographie de la politologue Françoise Vergès . Crédits : Françoise Vergès

Françoise Vergès

Originaire de l’île de la Réunion, Françoise Vergès est  politologue.  Elle  s’intéresse  notamment  aux problématiques  de  l’esclavage  colonial  et  les phénomènes de créolisation.

Elle  fut  présidente  du  Comité  national  pour  la mémoire et l’histoire de l’esclavage de 2009 à 2013.

Elle est également titulaire de la chaire « Global South  »  au  Collège  d’études  mondiale  de  la Fondation Maison des Sciences de l’Homme.

Militante   féministe   et   décoloniale,   Françoise Vergès  a  une  voix  influente  sur  les  questions postcoloniales  et  antiracistes  en  France  et  à l’international.

INTERVIEW / 17

Sandra Merlet : En quoi les acquisitions polémiques de certaines des œuvres mentionnées dans le rapport Sarr-Savoy permettent d’illustrer une forme de violence de la colonisation ?

Françoise Vergès : C’est une acquisition basée sur le vol et le pillage. Il n’y a pas de conquête coloniale sans vol, sans dépossession. On s’approprie, on se donne le droit de transformer le pays en une propriété privée. Les gens qui l’habitent sont dépossédés d’eux-mêmes : ils changent de nom ainsi que leur pays. Ils sont dépossédés de leurs objets. Donc absolument, la manière dont les musées ont été rempli de ces objets est très parlante sur la colonisation.

La présence de cette masse d’objets africains présents dans les musées français et européens souligne-t-elle une forme de dépossession des Africains vis-à-vis de leur histoire ?

Oui. On leur renie non seulement le  droit  à  l’histoire,  mais  aussi  à tout  un  art,  une  mémoire,  une esthétique. Dans le même temps, les colonisateurs clament que les peuples    colonisés n’ont    pas d’histoire,  qu’ils  n’ont  pas  d’arts, tout en remplissant leurs musées en Europe de ces œuvres. De plus, ils imposent un récit sur ces objets. Les objets  sont

dévitalisés, on ne dit pas à quoi ils servent,   d’où   ils   viennent.   Par exemple,  lorsqu’ils  rentrent  dans un musée les objets rituels perdent leur lien social, culturel et cultuel. Et  il  est  vrai  qu’en  Europe,  dans n’importe quelle petite ville, il est frappant de voir qu’il y a toujours des objets africains. Donc de voir à quel point le continent a été pillé.

La restitution des œuvres d’arts aux pays africains peut-elle entraîner une redéfinition des pratiques muséographiques ?

Tout d’abord, les pays africains ont le droit de faire ce qu’ils veulent avec ces objets. Ensuite, il est vrai que ça peut permettre de repenser totalement ce qu’est le musée. Qu’est-ce qu’un musée finalement ? Un endroit où on met une collection ? Comment présenter les objets ? Quelle est l’histoire que l’on veut raconter autour de ces objets ? Le modèle européen, qui présente les œuvres sous forme de cartel, est très hégémonique. Mais ça ne veut pas dire qu’il soit le seul.

18 / INTERVIEW

La restitution des œuvres d’art africaines peut-elle participer à un grand mouvement de décolonisation des musées, mais plus largement une décolonisation des imaginaires ?

Le grand mouvement de réparation et de restitution de dizaines, de milliers d’objets, nécessite une vraie réflexion, un vrai travail. Décoloniser ne se résume pas un discours ou à un acte de restitution. Ce qu’il faut c’est sortir de la vision très euro-centrée de l’histoire de l’art. C’est se demander pourquoi les objets deviennent des objets ethnographiques alors que les objets occidentaux sont des objets d’arts? Et cette décolonisation des musées, des imaginaires, elle va avec tout un mouvement contre le racisme en France, contre les discriminations, les inégalités, les injustices. Le musée n’est pas neutre, il doit donc prendre part à toutes ces discussions.

FOCUS

Les restes d’êtres humains des peuples colonisés dans les musées français : retour sur le rapport au corps des anciens peuples dominés.

Dans les caves des musées français sont conservés de nombreux restes humains. Le cas le plus connu étant celui de Saartje Baartman, la Vénus Hottentote, dont le corps n’a été rendu à l’Afrique du Sud qu’en 2002, après huit ans de combats militants et diplomatiques.

Plus récemment, la tête du chef kanak Ataï, conservée au Jardin des Plantes, a été restituée au peuple kanak en 2014.

Ces  restes  humains  mettent  en  lumière  la cruauté de la science raciste obsédée par la hiérarchie des races autour de l’étude des corps et des crânes. Un processus violent qui illustre pour Françoise Vergès la brutalité du système colonial,  «  en  conservant  les  corps  on  leur enlève  leur  dignité  dans  leur  vivant  et  leur mort».

Les héritiers de ces personnes doivent se battre pendant des années pour récupérer les restes de leurs peuples. Ce refus des musées et le flou autour de ces collections de restes humains impactent  durablement  la  mémoire  et  la transmission des anciens peuples colonisés.

Dessin de la Venus Hottentote











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