Alors que deux migrants sont morts vendredi dans la Manche, Mediapart a retrouvé les amies de Mulu, une Éthiopienne décédée le 22 novembre dans le naufrage de l’embarcation qui la transportait vers le Royaume-Uni. Elles témoignent pour que son nom ne tombe pas dans l’oubli.

Nejma Brahim

15 décembre 2023 à 17h51

Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais).– Elles sont encore profondément marquées par ce qu’elles ont vécu en mer, dans le nord de la France, le 22 novembre 2023. Alors que les habitant·es vont et viennent pour procéder à leurs achats de fêtes de fin d’année dans la galerie d’un centre commercial de la périphérie de Boulogne-sur-Mer, la vie de Melte* et Mekdes* semble s’être arrêtée.

Les deux jeunes Éthiopiennes revivent sans cesse le drame qui s’est abattu sur elles, à deux jours seulement de l’anniversaire du terrible naufrage survenu au large de Calais en novembre 2021, qui avait coûté la vie à au moins 27 migrants et suscité l’effroi – les exilés avaient appelé à l’aide, les secours s’étaient moqués d’eux, les laissant périr dans l’indifférence.

Alors que Gérald Darmanin était à Calais, vendredi 15 décembre, pour rencontrer les forces de l’ordre mobilisées pour « lutter contre l’immigration irrégulière », le décès de deux personnes exilées dans un nouvel accident survenu dans la Manche a été souligné par de nombreuses associations, qui ont vu là l’occasion d’alerter le ministre sur la nécessité d’un changement de cap en matière migratoire. « Le ministre de l’intérieur arrive à Calais ce matin, son action n’aura fait qu’augmenter les risques, la détresse et les morts », a regretté Utopia 56 après l’annonce de cet énième naufrage.

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Mulu, 30 ans, est morte noyée dans la Manche le 22 novembre 2023. © Documents Mediapart

Celui du 22 novembre dernier, lui, est presque passé inaperçu. Il a pourtant emporté trois personnes. Mulu, 30 ans, en faisait partie, murmure Melte, 28 ans, aux côtés de son amie Mekdes, 23 ans. Cette dernière est plus discrète : elle maîtrise un peu moins l’anglais, mais elle tient à s’exprimer aussi, pour rendre hommage à leur amie décédée dans les eaux glaciales de la Manche, après l’échec de leur tentative de traversée vers le Royaume-Uni.

« Tout est allé très vite, se remémore Mekdes. Le bateau bougeait beaucoup. » « On a essayé de faire la traversée deux fois », rembobine son amie, qui raconte cette première tentative réalisée le samedi précédent, déjà depuis Boulogne-sur-Mer, empêchée in extremis par les forces de l’ordre qui patrouillaient alors sur le rivage. « On a expliqué au policier qu’on voulait rejoindre l’Angleterre et il a ri. Il nous a dit : “Une autre fois, essayez depuis Calais.” »

Un bateau endommagé dès le départ

Quelques jours plus tard, à 1 heure du matin, les passeurs les rappellent : c’est le moment. Le groupe de femmes quitte la « jungle » de Dunkerque pour rejoindre, après une marche d’environ quinze minutes, le véhicule qui doit les acheminer jusqu’au lieu de départ.

Le trajet dure au moins une heure. Puis elles doivent rester cachées jusqu’au petit matin, suivant les ordres des organisateurs, qui craignent alors des contrôles de police à proximité du rivage à Boulogne-sur-Mer. Elles patientent jusqu’à 13 heures, profitant de la pause déjeuner des forces de l’ordre, indiquent-elles, puis voient l’embarcation enfin arriver. « Les hommes ont commencé à gonfler le bateau, mais on a vite vu qu’il y avait un problème. »

Le bateau est endommagé. Qu’importe, les passeurs choisissent de les envoyer malgré tout. Ils revoient à la baisse le nombre de passagers prévu, le divisant par deux. « Ils ont surtout laissé des femmes », précise Melte. Une fois à bord, le « capitaine » démarre, mais l’eau s’infiltre rapidement dans le bateau. « Beaucoup d’eau », insistent les deux femmes. « On n’avait même pas fait un kilomètre. On a commencé à appeler à l’aide, car des policiers se trouvaient sur le rivage, mais ils ont pensé qu’on leur faisait coucou de la main parce qu’on était contents d’avoir pu partir. »

Ce sont finalement les autres passagers, écartés à la dernière minute de cette traversée menant à l’enfer, qui signalent aux forces de l’ordre que l’embarcation était trouée dès le départ, et que le groupe se trouve en difficulté. Lorsque le pilote désigné tente de faire marche arrière et de dévier l’embarcation pour revenir, il aggrave la situation : dans son virage, le bateau se plie en deux. Une partie des passagers, dont certains sans gilet de sauvetage, tombent par-dessus bord. Un homme, prénommé Hizikel, disparaît sous les eaux.

Mulu parvient d’abord à se maintenir sur le bateau, et va jusqu’à aider ses amies. Mais l’embarcation finit par se retourner, et elle se retrouve piégée dessous, malgré elle. « Elle était coincée en dessous, on a essayé de l’aider mais on n’a pas réussi », regrette Melte, qui se trouvait elle-même à l’eau et luttait pour ne pas se noyer. La poignée d’hommes qui se trouvaient à leurs côtés, et qui savent nager, rejoignent vite le semi-rigide de la Société nationale de sauvetage en mer (SNSM) de Boulogne-sur-Mer, missionné par le centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage (Cross), qui apparaît au loin.

Quelques minutes ou une éternité

« Nous, en Érythrée et en Éthiopie, on ne sait pas nager », précise, un peu gênée, Mekdes, qui dit avoir imploré les anges, en tant que chrétienne orthodoxe. « On avait des gilets de sauvetage, on s’entraidait et on s’accrochait à des morceaux du bateau. » L’essence se diffuse dans l’eau et dans leur bouche, venant entraver leur respiration et provoquer des brûlures sur la peau.

La sœur de Melte, Mimi, qui voyage avec ses deux enfants en bas âge, parvient à être secourue par les sauveteurs. Mulu, ainsi qu’un troisième exilé, périssent en mer, « sous les yeux des sauveteurs », assure Melte. « Ils pouvaient les sauver. Mais personne n’a sauté à l’eau. J’ai cru comprendre qu’ils préféraient ne pas s’approcher de nous avec le semi-rigide pour ne pas créer des vagues et nous mettre encore plus en difficulté. Mais ils peuvent nager, non ? » Tout en livrant son récit, elle revisualise un hélicoptère, survolant la zone.

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Melte* regarde avec tristesse les photos des personnes disparues lors du naufrage, dont son amie Mulu. © Photo Nejma Brahim / Mediapart

L’espoir est venu de la mer : « Quand on a vu le bateau, on s’est dit qu’on allait tous survivre. » Elle supplie les sauveteurs de la secourir, ces derniers lui jettent « une sorte de corde » et lui donnent pour consigne de s’y agripper.

« Ils étaient très gentils, ils avaient l’air désolés pour nous. Ils m’ont dit de ne pas lâcher la corde et qu’ils allaient me sauver. » Ils finissent par la remonter, à quatre bras. Mais pour les rescapées, les quelque dix minutes passées dans l’eau semblent être une éternité. « Ça a été très long. On n’a pas compris pourquoi ils tardaient autant à nous récupérer. »

Peu après le drame, la préfecture maritime de la Manche et de la mer du Nord a communiqué sur le déroulé des événements, confirmant la prise en charge du sauvetage par le Cross Gris-Nez et l’intervention de la SNSM de Boulogne-sur-Mer ; mais aussi de la police nationale et des sapeurs-pompiers, qui auraient dépêché leur semi-rigide sur place.

Peut-être qu’ils veulent nous décourager, qu’ils se disent que si on voit ce genre de choses, on ne tentera plus de traverser…

Melte*, rescapée du naufrage du 22 novembre 2023

Melte ne se souvient que d’un seul bateau et de l’hélicoptère. Ce dernier porte secours, selon la préfecture, à une personne « en difficulté ». Après avoir été hélitreuillée, elle est déposée sur la plage puis confiée aux pompiers. « Quelques minutes plus tard, l’hélicoptère relocalise les deux personnes disparues et confirme qu’elles sont inanimées », indiquent les autorités. Il s’agit de Mulu et d’Amanuel. Le premier homme tombé à l’eau ne sera jamais retrouvé, souffle Melte.

Celle-ci dit revoir les jambes de son amie flotter dans l’eau, coincée sous l’embarcation, pendant de longues minutes. Selon le déroulé donné par les autorités, l’alerte est donnée à 13 h 30, mais la majeure partie des naufragés est « récupérée » vers 14 h 40. « Pourquoi ont-ils tardé ainsi ? », interroge-t-elle. « Peut-être qu’ils veulent nous décourager, qu’ils se disent que si on voit ce genre de choses, on ne tentera plus de traverser… »

Ne pas s’habituer à la mort

Plus jeunes, Melte et Mekdes aimaient regarder des films de fiction. Elles estiment aujourd’hui que leur vie se résume à une « fiction ». Les Français n’imaginent pas une seconde, soulignent-elles, ce qu’elles doivent subir en France. Leur parcours s’inscrit à rebours du discours fait de clichés porté par l’extrême droite : elles sont femmes, elles migrent seules, elles aspirent à s’installer dans un pays sûr et stable pour y faire venir leurs enfants.

« Mulu était infirmière et voulait juste une vie meilleure. Moi, je veux vivre avec mes trois enfants, que j’ai laissés au pays. » Mekdes a un enfant âgé de deux ans, qu’elle rêve de retrouver un jour. Lorsque nous les rencontrons le jeudi 7 décembre, les deux rescapées sont logées pour un mois dans un hôtel Formule 1, transformé en centre d’hébergement d’urgence et géré par l’association Coallia, qui leur interdit toute visite au sein de l’établissement.

Elles estiment qu’elles n’ont aucune chance de pouvoir rapatrier leurs enfants si elles restent en France, préférant demander l’asile au Royaume-Uni. Elles se confient sur un projet encore non abouti visant à se rendre en Belgique, pour tenter le passage par camion. Plus question de faire la traversée par la mer après ce qu’elles ont vécu. « Aujourd’hui, on hésite encore. On doit bien réfléchir aux différentes possibilités qu’on a », nous confie Melte une semaine plus tard, réfléchissant à demander l’asile en France.

Toutes sont arrivées séparément en France, mais certaines se connaissaient déjà en Éthiopie. Sur le campement où elles ont vécu durant des mois, partageant leur tente et l’inconfort de vie que l’on réserve aux exilé·es, elles ont affronté ensemble la faim, le manque d’accès à l’eau, le manque d’hygiène et le froid. Elles décrivent un environnement « dangereux », a fortiori pour des femmes, et racontent toutes ces nuits durant lesquelles elles ont dû faire leurs besoins au milieu des hommes ou dormir le ventre vide, faute de repas.

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« Mulu, on l’a connue dans la jungle. Elle avait quitté son pays il y a moins d’un an et avait plein de projets au Royaume-Uni. C’est si triste d’avoir vécu dans de telles conditions pour finalement mourir comme ça… », déplore Melte. Elle n’était ni mariée ni mère, selon nos informations. « Elle voulait surtout étudier et se former. Elle disait toujours qu’elle voulait apprendre. »

Louise et Alexia, cocoordinatrices de l’ONG Refugee Women’s Centre, ont été très affectées par son décès. « On l’a connue et côtoyée sur le camp », disent-elles, précisant qu’il ne s’agit pas seulement de distribuer de l’aide matérielle, mais aussi de créer du lien et des moments de partage. L’association travaille « avec les femmes et pour les femmes », revendiquant une forme de sororité que ce groupe de femmes éthiopiennes et érythréennes a d’ailleurs su sublimer.

Mais les décès qui se sont succédé, ainsi que l’énorme opération d’expulsion organisée par les autorités à Calais et à Dunkerque le 30 novembre, ne leur ont pas laissé « le temps de digérer » la nouvelle. « On a vite été submergées par l’urgence, c’est ça qui est atroce ici », observe l’une. « Il y a une forme de normalisation de la mort, qu’on essaie justement de ne pas accepter, en la dénonçant et en se réunissant lorsqu’il y a des décès », ajoute Louise. Mais le plus important, insistent-elles, « c’est d’être ensemble ».

Nejma Brahim

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