Par Amanda Chaparro

Reportage    Séquestrations, assassinats, torture… Les chefs amérindiens subissent la violence de ceux qui trafiquent – en particulier la drogue et le bois – sur leur territoire et vivent dans l’insécurité permanente.

Il nous avait donné rendez-vous à Aguaytia, dernier gros bourg avant de pénétrer en territoire autochtone. Ensuite, nous devions rejoindre ensemble son village, Yamino, au cœur de l’Amazonie centrale péruvienne. Mais à l’heure convenue, Herlin Odicio, jeune cacique de l’ethnie Kakataibo (environ 5 000 personnes), ne s’est pas présenté. Son portable était éteint. Avait-il pris peur au dernier moment, lui qui est menacé de mort par les trafiquants de drogue ? Il a fallu partir à sa rencontre, emprunter une petite route cabossée à travers d’immenses palmeraies. Dans cette région du Pérou, la déforestation a déjà fait son œuvre et le business del’huile de palme bat son plein.

Un portail métallique barre l’accès au village. Au-delà, on devine quelques maisons en bois et en brique, réparties autour d’une clairière centrale. Le village kakataibo compte une cinquantaine de familles, qui vivent de l’agriculture locale – bananes, papayes, manioc et cacao – en plus de la chasse et de la pêche.

Herlin Odicio Estrella, leader amérindien de l’ethnie kakataibo, dans la forêt aux abords du village de Yamino, en Ucayali, le 8 mai 2021.
Herlin Odicio Estrella, leader amérindien de l’ethnie kakataibo, dans la forêt aux abords du village de Yamino, en Ucayali, le 8 mai 2021. Herlin Odicio Estrella, leader amérindien de l’ethnie kakataibo, dans la forêt aux abords du village de Yamino, en Ucayali, le 8 mai 2021. FLORENCE GOUPIL POUR “LE MONDE”

Herlin Odicio Estrella, leader amérindien de l’ethnie kakataibo, dans la forêt aux abords du village de Yamino, en Ucayali, le 8 mai 2021.
Production de feuilles de coca, région d’Ucayali, Pérou, le 8 mai 2021. FLORENCE GOUPIL POUR “LE MONDE”

Un homme se tient là-bas, prêt à repartir en sens inverse. C’est lui : Herlin Odicio, 35 ans, taille moyenne, visage sombre, apparence commune. Il nous conduit à l’écart pour discuter. Depuis qu’il a décidé de dénoncer les activités illégales sur son territoire, il ne se sent plus en sécurité, même ici, dans son fief, où il n’habite plus. Son obsession quotidienne : prendre garde à « l’ennemi invisible », comme il le nomme. « Je suis à un pas d’être assassiné. Ils me cherchent. »

« Ils », ce sont les narcotrafiquants qui ont envahi les terres kakataibo, au point de rendre les déplacements hasardeux. Ils y font pousser la feuille de coca – une plante consommée au Pérou de manière traditionnelle, mais qui sert de base à la préparation de la cocaïne –, qu’ils transforment dans des laboratoires clandestins avant de l’expédier par avion, sous forme de pâte ou de poudre, vers le Brésil ou la Bolivie.

Le recul de l’Etat

La région d’Ucayali, proche de la frontière brésilienne, est devenue, ces dernières années, une plate-forme de ce trafic. L’Office des Nations unies contre la drogue et le crime estime que près de 50 000 hectares de forêt ont été détruits pour les besoins du narcotrafic au Pérou, dont des milliers ici,en Ucayali. D’ordinaire, les autorités éradiquent chaque année 25 000 hectares de ces plantations illégales. Mais avec la crise sanitaire, ces opérations ont été interrompues.

« Nous avons repéré des pistes d’atterrissage et des fosses de macération, poursuit Herlin. Nous ne pouvons plus nous déplacer librement sur notre territoire. » Un jour d’octobre 2020, des « narcos » sont même venus le chercher dans sa maison de Yamino. « “Nous voulons négocier avec toi”, m’ont-ils dit. Un Colombien m’a proposé 500 000 soles [l’équivalent de 110 000 euros] pour chaque vol en échange de mon silence. » Herlin les a éconduits. Pas question de trahir son peuple, assure cet orphelin sans épouse ni enfant. Depuis, il reçoit des appels anonymes. « On te cherche, mort ou vif. » Il a demandé la protection de l’Etat et doit informer la police de tous ses déplacements. Mais c’est insuffisant à ses yeux. « S’ils veulent me tendre une embuscade, je suis seul. »

Les gardes forestiers du village de Yamino et la police nationale rentrent d’une patrouille pour délimiter le territoire kakataibo et trouver des preuves visuelles des plantations illégales de feuilles de coca destinées au trafic de drogue, le 7 mai 2021. FLORENCE GOUPIL POUR “LE MONDE”

Herlin craint de rejoindre la liste des leaders assassinés. Depuis le début de la pandémie de Covid-19, la violence et les meurtres liés au narcotrafic, au trafic de bois et à l’orpaillage illégal sont en hausse. Neuf leaders environnementaux (sept Amérindiens, dont trois Kakataibo) ont été tués entre mars 2020 et avril 2021. Des dizaines, voire des centaines de personnes sont menacées. L’Etat, déjà peu présent dans ces territoires reculés, a relâché sa surveillance, et les mécanismes de protection s’avèrent insuffisants. « Les policiers ont été appelés en renfort dans les zones urbaines et ces espaces éloignés se sont retrouvés sans protection. Les leaders ont été laissés seuls », déplore l’avocat Edgardo Rodriguez, le responsable des droits humains au ministère de la justice.

En 2020, leleader kakataibo Santiago Vega Chota a été retrouvé les mains coupées, une balle dans le cœur, dans le village deSinchi Roca, dans cette même région d’Ucayali. Mi-avril, plusieurs personnes ont été enlevées, certaines rouées de coups. D’après Herlin, un autre habitant de ce village a reçu, en guise de mise en garde, la photo d’un corps démembré. A Puerto Nuevo, non loin de Yamino, la menace est si sérieuse que les Kakataibo ont dû abandonner leur territoire durant deux mois.

« La mafia des bûcherons »

Face à ces violences, le jeune cacique est un des rares qui se risquent à dénoncer l’impunité ambiante et la corruption des autorités. « Nous n’avons plus confiance en personne. Que font la police et la justice ? », s’interroge-t-il. Aucun trafiquant n’a été jugé. « Les policiers, les autorités régionales, locales, les maires, les juges, tous sont impliqués », égrène-t-il à voix basse. Dans le hameau, personne ne semble pourtant prêter attention à ses propos. Chacun

En Amazonie, les Ashaninka, guerriers de la paix et de la forêt

Au ministère de la justice, Me Rodriguez ne paraît pas surpris par la situation d’Herlin Odicio. D’après lui, il y a des précédents. « Dans le cas d’Edwin Chota [leader de l’ethnieAshaninka, assassiné en 2014], son village ne parvenait pas à obtenir la reconnaissance et la protection légale du territoire communal, car les acteurs qui les en empêchaient faisaient partie de la mafia des bûcherons. Cela a été prouvé au cours d’un procès. » Pourtant, personne n’a été condamné jusque-là.

Dans le village de Yamino, région d'Ucayali, au Pérou, le 6 mai 2021. La production de feuilles de coca est issue d'une longue tradition autochtone. Avant l'apogée du trafic de drogue, sa consommation était associée aux rituels amérindiens, à la santé et au travail agricole.
Dans le village de Yamino, région d’Ucayali, au Pérou, le 6 mai 2021. La production de feuilles de coca est issue d’une longue tradition autochtone. Avant l’apogée du trafic de drogue, sa consommation était associée aux rituels amérindiens, à la santé et au travail agricole. FLORENCE GOUPIL POUR “LE MONDE

Une femme kakataibo étale un long tissu teint avec l’essence de l’écorce de l’acajou. Issu d’une technique très ancienne utilisée par de nombreuses cultures amazoniennes, il sera utilisé lors de la cérémonie de rassemblement des chefs amérindiens, le 8 mai 2021. FLORENCE GOUPIL POUR “LE MONDE”
Rassemblement des leaders autochtones des ethnies Ashaninka, Kakataibo et Shipibo-Konibo de l’Amazonie, dans la forêt de Yamino, le 8 mai 2021. Ils annoncent la prise d’armes en légitime défense contre les trafiquants de drogue qui ont envahi leurs territoires et tué neuf défenseurs du territoire. FLORENCE GOUPIL POUR “LE MONDE”

Le problème est loin de se limiter aux villages d’Ucayali. Ailleurs au Pérou, mais aussi au Brésil, en Colombie, en Equateur, des leaders amérindiens sont en danger. Des trafiquants de bois aux orpailleurs illégaux, de l’agriculture intensive aux concessions pétrolières ou gazières – celles-ci tout à fait légales mais aux effets dévastateurs –, l’Amazonie est une terre convoitée et ses défenseurs des cibles. Entre 2019 et 2020, le nombre d’agressions a augmenté de 67 %. Selon l’organisation Front Line Defenders, 86 leaders amérindiens ont été tués au cours de la seule année 2020. La recrudescence des assassinats a conduit la Coordination des organisations indigènes du bassin de l’Amazone, qui représente plus de 500 peuples amérindiens répartis dans neuf pays, à lancer un cri d’alarme à la mi-avril.

« Partout en Amazonie, les droits des indigènes sont attaqués, constate l’anthropologue et documentariste américain Glenn Shepard. Ce n’est pas nouveau, c’est un processus commencé il y a cinq cents ans avec la colonisation, mais on assiste à une nouvelle vague. Il y a eu une accélération de l’invasion facilitée par la route interocéanique [à travers l’Amazonie] qui favorise l’arrivée d’agents extérieurs dans ces zones reculées, la présence d’entreprises notamment chinoises –, de chasseurs illégaux, d’orpailleurs… sans parler du narcotrafic. » Si les terres autochtones sont si prisées c’est aussi parce qu’elles sont bien préservées par les Amérindiens eux-mêmes. « Les images satellites nous montrent que ce sont celles où il y a de multiples ressources, du bois fin, des animaux, alors qu’autour, tout est dévasté », indique M. Shepard.

L’invasion des « cocaleros »

Confronté à l’immobilisme des autorités, Herlin Odicio a décidé d’organiser la « résistance autochtone ». Il a convoqué à Yamino un rassemblement interethnique des leaders de tout le bassin d’Amazonie centrale péruvienne.

Ce jour-là, en attendant leur arrivée, le village paraît désert. Dans la touffeur du milieu de journée, une jeune femme s’affaire à préparer les teintures des tissus traditionnels, devant la maison sur pilotis de sa sœur. Noemia – son prénom a été changé à sa demande – plonge de longs draps de coton dans une marmite où bouillent des écorces d’acajou, qu’elle fera ensuite sécher au soleil.Cette trentenaire à la voix douce, mère dedeux filles, s’assombrit quand on aborde le sujet de l’invasion des cocaleros (« producteurs de coca »).Elle craint des représailles, redoute que son village soit la cible des narcos. La médiatisation croissante de Herlin la dérange. « Il n’est pas le seul menacé. Il ne vit pas ici, nous oui », tance-t-elle, tout en expliquant que le village souhaite développer le tourisme.

A discuter ainsi, on comprend vite que le commerce de la coca a longtemps été toléré dans les parages. Difficile donc de le critiquer. Du reste, il ne faut pas s’éloigner beaucoup du cœur du bourg pour tomber sur des champs de coca. César Lopez Tanchiba, gardien bénévole de la forêt et métis, confie que les autochtones ont loué leurs terres à des « colons » – des migrants des Andes ou de la côte. « Sur certaines parcelles, ces derniers ont semé ces cultures illicites », précise-t-il en parcourant une rangée de plants de coca.

De telles plantations sont courantes dans les villages, confirme l’anthropologue Magda Helena Dziubinska, maîtresse de conférences à l’Université Laval,qui a longtemps travaillé à Yamino. « Certains Kakataibo sont, de fait, indirectement impliqués [dans la culture de la coca], car ils louent leur territoire. Ce qui est extrêmement dangereux, c’est qu’une fois le territoire loué, ils perdent le contrôle à la fois sur le territoire et sur le type de culture déployé. » Dans certains cas, les autochtones eux-mêmes ont pris part à la culture de la coca.

Action symbolique

Mais les choses sont en train de changer. Selon Noemia, la jeune habitante de Yamino, les villageois se sentent si dépossédés de leurs terres qu’ils ont voté une résolution interdisant à l’avenir leur location. « A la fin du bail, les agriculteurs devront partir », prévient-elle. En réalité, ces petits agriculteurs implantés dans le village ne sont pas la menace la plus redoutable. Le vrai danger vient d’ailleurs, des lisières du territoire communal, où les narcos mènent leurs activités, loin de la vigilance des habitants ou des autorités.

Une femme kakataibo étale un long tissu teint avec l’essence de l’écorce de l’acajou. Issu d’une technique très ancienne utilisée par de nombreuses cultures amazoniennes, il sera utilisé lors de la cérémonie de rassemblement des chefs amérindiens, le 8 mai 2021. FLORENCE GOUPIL POUR “LE MONDE” Rassemblement des leaders autochtones des ethnies Ashaninka, Kakataibo et Shipibo-Konibo de l’Amazonie, dans la forêt de Yamino, le 8 mai 2021. Ils annoncent la prise d’armes en légitime défense contre les trafiquants de drogue qui ont envahi leurs territoires et tué neuf défenseurs du territoire. FLORENCE GOUPIL POUR “LE MONDE”

A Yamino, l’heure est venue d’accueillir le rassemblement interethnique voulu par Herlin Odicio. Les leaders sont arrivés. Une trentaine d’hommes, tous armés de flèches. Des Ashaninka, des Shipibo, des Kakataibo. Parés de leurs habits traditionnels – longues tuniques, coiffes, colliers de graines –, ils s’enfoncent dans la forêt. Une action symbolique pour marquer leur résistance. Un sifflement parcourt le cortège,les flèches s’entrechoquent en rythme, comme un signe de ralliement. Herlin harangue : « Nous n’allons plus attendre que quelqu’un vienne nous défendre. Il faut protéger nous-mêmes notre territoire. Sans lui, il n’y a pas de vie. D’autres peuples ont disparu. »

« Nous devons réagir, patrouiller et nettoyer nos terres », ajoute Berlin Diquez Rios,dirigeant de l’organisation régionale de l’Association interethnique pour le développement de la forêt tropicale péruvienne, lui aussi menacé de mort. Cet homme au visage barré d’un épais trait de peinture rouge est flanqué de deux gardes du corps armés de lances. « Je sais que tuer est un délit, renchérit un autre leader, Hugo Guerra Garcia, la quarantaine, dont un proche a été assassiné en avril, mais si on nous tue, nous n’allons pas le permettre. »

Hugo Guerra Garcia, leader kakataibo et ancien dirigeant du village Sinchi Roca prend les armes contre les trafiquants de drogue, dans le village de Yamino, région d’Ucayali, au Pérou, le 8 mai 2021. FLORENCE GOUPIL POUR “LE MONDE”

A un millier de kilomètres de là, dans son bureau du ministère de la justice, Edgardo Rodriguez s’inquiète pour ces hommes prêts à se battre. « Les laisser s’exposer ainsi, c’est les condamner, car en face, la violence est sans pitié. » A la justice autochtone, il préfère le nouveau mécanisme multisectoriel de protection des défenseurs environnementaux, fraîchement voté le 22 avril. Ce dispositif permettra une surveillance accrue des territoires concernés, une protection physique, voire l’éventuelle évacuation et la mise à l’abri des leaders menacés. A Yamino, Herlin et les autres caciques attendent la preuve de son efficacité. Ils espèrent que ce ne sera pas juste un dispositif de plus. Et que leurs peuples n’auront plus à compter leurs morts.

Amanda Chaparro Yamino, Pérou, envoyée spéciale

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