Inégalités, difficultés à se projeter dans l’avenir, radicalités : dans quel état a-t-on mis notre jeunesse ? Le sociologue Camille Peugny décrypte les caractéristiques de ces nouvelles générations et prône une révolution radicale dans notre façon d’appréhender cet âge de la vie.

Nadia Sweeny  et  Michel Soudais • 13 décembre 2023abonné·es

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« Il faut transformer radicalement notre regard sur la jeunesse »
À Clamart, le 10 décembre. “Les difficultés des jeunes apparues clairement durant la crise sanitaire étaient des difficultés structurelles qui lui préexistaient.”
© Maxime Sirvins


Les recherches de Camille Peugny, professeur de sociologie à l’université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines portent sur le déclassement, la reproduction, la mobilité sociale, et plus généralement sur la stratification et les inégalités sociales en France et en Europe. Ses travaux l’ont conduit à critiquer l’absence de politique pour la jeunesse, remplacée par des dispositifs empilés sans aucune réflexion d’ensemble.

Le 14 octobre 2020, Emmanuel Macron déclarait : « C’est dur d’avoir 20 ans en 2020. » Qu’en est-il en 2023 ?

Camille Peugny Pour une politique de la jeunesse

Camille Peugny : Rien n’a changé depuis. Les difficultés des jeunes apparues clairement durant la crise sanitaire étaient des difficultés structurelles qui lui préexistaient. Or, que ce soit à propos de l’insertion sur le marché du travail, de l’éducation ou plus largement des politiques publiques en direction de la jeunesse, ces difficultés sont toujours présentes.

Pourtant le gouvernement se vante d’un taux de chômage des jeunes au plus bas depuis quarante ans.

Le taux de chômage a baissé pour l’ensemble de la population, mais il est toujours 2,5 à 3 fois plus élevé chez les jeunes. Avec un taux de chômage autour de 15 % chez les jeunes actifs – proportion extrêmement élevée –, il y a toujours un problème.

Comment l’expliquer ?

Au début des années 1980, la proportion d’emplois précaires se situait aux alentours de 15 % parmi les jeunes de moins de 25 ans en emploi. Aujourd’hui, cette proportion dépasse les 50 %. Il y a une précarisation du marché du travail qui se fait par les jeunes. De fait, les moins de 25 ans en emploi le sont dans une forme précaire dans plus de la moitié des cas. Et cette précarisation gagne, par une forme d’effet cicatrice, les existences jusqu’à un âge relativement avancé : les générations qui ont 40 ans aujourd’hui sont plus fréquemment dans des formes précaires d’emploi que celles qui avaient 40 ans hier.

Cette réalité ne crée-t-elle pas un « effet Tanguy », soit une difficulté de prendre de l’indépendance et de l’autonomie ?

Absolument. En France, faute de politique publique suffisamment développée et universelle, cet âge de la vie repose essentiellement sur la prise en charge de la famille. Or faire dépendre les trajectoires des jeunes de l’épaisseur du portefeuille des parents est un système extrêmement inégalitaire. Voilà pourquoi, dans les palmarès de l’OCDE, nous faisons partie des mauvais élèves en matière de mobilité sociale. À mesure que ce temps de l’insertion et de la précarité se prolonge, le soutien de la famille pour celles et ceux qui ont la chance d’avoir une famille qui les aide se prolonge lui aussi. Cela maintient les jeunes plus longtemps encore qu’hier sous dépendance familiale.

ZOOM : Trois ouvrages de Camille Peugny

« Quand on veut, on peut », entend-on souvent. Est-ce possible en 2023 quand on est jeune ?

Statistiquement c’est toujours faux. Parmi les jeunes qui ont quitté l’école depuis cinq à huit ans, les données indiquent que 70 % des enfants dont le père est ouvrier exercent un emploi d’ouvrier ou d’employé, donc plutôt subalterne. À l’inverse, 70 % des jeunes dont le père est cadre exercent un emploi plutôt qualifié – cadre ou profession intermédiaire –, plutôt correctement rémunéré. Nous sommes dans une société dans laquelle les avantages et désavantages sociaux continuent de peser fortement, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas des trajectoires minoritaires et des flux de promotion sociale, évidemment. Mais la régularité statistique demeure celle d’une véritable reproduction des inégalités.

Comment analysez-vous les annonces de Gabriel Attal sur le collège, le passage au lycée, le redoublement, la volonté de durcir les examens ?

Le diplôme n’a jamais eu autant de valeur : le taux d’accès à l’emploi stable et la rémunération continuent d’être totalement liés aux diplômes. Il faut mettre en cause l’orientation de notre système éducatif vers l’hypersélection d’une toute petite élite plutôt que vers la nécessité de donner au plus grand nombre un socle de compétences suffisant pour se maintenir sur le marché du travail. Près de 100 000 jeunes, chaque année, quittent le système éducatif avec, au plus, le brevet des collèges. Je ne vois pas bien comment on va raccrocher ces jeunes-là à l’école en créant des groupes de niveau et en les mettant ensemble dans des classes étiquetées comme faibles. Les annonces de Gabriel Attal vont vers un retour à un système très élitiste qui nous a menés là où on est. C’est plutôt le contraire de ce qu’il faudrait faire.

Il faut mettre en cause l’orientation de notre système éducatif vers l’hypersélection d’une toute petite élite.

Cela présage-t-il d’une réorientation de l’école vers la satisfaction des métiers en tension à faible qualification ?

Dans un contexte de chômage des jeunes assez élevé, on demande au système éducatif de jouer le rôle d’une gare de triage entre les besoins du marché du travail et le système de formation. Mais plus on fixe tôt, à l’école, le moment du choix d’une spécialité, plus on entérine la reproduction des inégalités, car, à chaque décision d’orientation, des inégalités sociales se créent. Les pays qui ont de meilleures performances en matière d’égalité sociale et de réussite scolaire sont ceux qui reculent le moment des orientations.

Camille Peugny jeunesse
« La précarisation gagne, par une forme d’effet cicatrice, les existences jusqu’à un âge relativement avancé : les générations qui ont 40 ans aujourd’hui sont plus fréquemment dans des formes précaires d’emploi que celles qui avaient 40 ans hier. » (Photo : Maxime Sirvins.)

Peut-on parler d’une jeunesse de manière homogène ?

Il y a des jeunesses. La jeunesse est traversée de multiples clivages, comme les autres classes d’âge : l’origine sociale et la fracture entre diplômés et celles et ceux qui décrochent précocement ; il y a des inégalités liées au territoire dans lequel on naît et grandit, des spécificités propres à la jeunesse rurale, à celle des quartiers de la politique de la ville, des clivages liés au genre, à l’origine ethnique. Tous ces facteurs de différenciation se cumulent et interagissent entre eux. C’est une des raisons pour lesquelles je pense que l’âge n’est pas le principal clivage de la société française. Il faut penser les générations en lien avec toutes ces fractures, et une politique de la jeunesse ambitieuse devrait à la fois contenir les inégalités entre les générations et réduire ces fractures qui traversent la jeunesse.

Vous évoquez dans votre dernier livre un pessimisme de la part de notre jeunesse plus important en France que chez nos voisins. Pourquoi ?

Quand on demande aux jeunes de se projeter dans l’avenir, les plus optimistes en Europe sont les Scandinaves. Les jeunes Français font plutôt partie des plus pessimistes. Face à ce constat, soit on fait appel à des hypothèses culturalistes, soit on prend au sérieux l’effet des politiques publiques. Un courant très intéressant se développe dans les sciences sociales : les « policy feedback », c’est-à-dire l’analyse de ce que les politiques publiques font aux personnes. On peut établir un lien entre la manière dont on traite les jeunes et leur degré de défiance et de confiance envers les institutions. Dès lors, une révolution des politiques publiques en direction de la jeunesse en France est un impératif démocratique. Ce n’est pas simplement pour faire progresser la mobilité sociale, c’est aussi pour que les jeunes puissent se projeter positivement dans l’avenir, retrouver confiance dans les institutions, arrêter de s’abstenir ou de voter pour l’extrême droite, etc.

Une révolution des politiques publiques en direction de la jeunesse en France est un impératif démocratique.

Les jeunes ne s’abstiennent pas tous. Il y en a qui s’engagent, et pas uniquement à l’extrême droite, sur des causes thématiques, parfois radicales. C’est une spécificité de la période ?

La jeunesse utilise des formes nouvelles d’engagement qui passent un peu en dessous des radars, des formes non conventionnelles, souvent très liées à des territoires, génératrices d’actions localisées contre un projet d’aménagement par exemple. Les territoires fourmillent d’initiatives dans lesquelles ces jeunes ont toute leur place et sont souvent moteurs. Vincent Tiberj (1) a bien montré l’existence de ces nouvelles formes d’engagement et des rapports nouveaux à la citoyenneté de la part d’une jeunesse de plus en plus éduquée, et par conséquent de plus en plus critique à l’égard du personnel politique et de la façon dont fonctionne la démocratie. Ces jeunes ne se cantonnent plus au vote.

1

Générations désenchantées ? Jeunes et démocratie, codirigé avec Laurent Lardeux, La Documentation française/Injep, 2021.

Les générations plus âgées critiquent beaucoup la jeunesse, c’est un peu un poncif. La génération 2023 est-elle vraiment plus violente, plus incontrôlable que les autres ?

Je n’ai pas de données statistiques précises qui permettraient d’objectiver une telle tendance. On a toujours accusé la jeunesse d’être potentiellement séduite par des formes d’action violente. On écrivait la même chose dans les années 1950-1960 à propos des blousons noirs ou des bandes de jeunes. Cela dit, quand on questionne les gens sur leur propension à se satisfaire d’un régime politique plus autoritaire ou sur leur degré d’approbation de l’idée que l’action violente peut être légitime, on a souvent des taux d’accord plus nombreux parmi les jeunes. Mais ça reste une frange minoritaire. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas des formes d’exaspération qui couvent dans un certain pan de la jeunesse qui se sent déclassé, oublié, méprisé et qui développe une colère et un sentiment d’abandon très fort.

Vous dites que les politiques parlent tout le temps « au nom de la jeunesse », rarement pour elle.

Ils instrumentalisent la jeunesse. Il y a deux passages obligés quand on cherche à acquérir des responsabilités politiques : être le candidat des classes moyennes et celui des jeunes. Toutes les réformes, surtout quand elles sont douloureuses, sont faites au nom des jeunes. Si on repousse l’âge de départ à la retraite, c’est, nous dit-on, pour qu’ils puissent demain en avoir une. Quand on mène une politique d’austérité, c’est pour ne pas léguer nos dettes aux générations futures. Les politiques aiment beaucoup parler des jeunes. Pas tant ceux d’aujourd’hui que ceux de demain, dans une image fantasmée. Or, lorsqu’on regarde les politiques publiques mises en place en leur direction, on est souvent excessivement déçu.

Sur le même sujet : Ce que le 49.3 fait à la jeunesse

Les responsables multiplient les dispositifs relativement inefficaces sans jamais le début d’une prise de conscience de la nécessité de transformer radicalement notre regard sur la jeunesse et les politiques publiques qui la concernent. Il faut s’inspirer de ce qui existe dans les pays scandinaves et considérer les jeunes comme des adultes dès l’âge de la fin de la scolarité obligatoire. Du point de vue de la protection sociale, il faut cesser de les traiter comme les enfants de leurs parents. Nous devons les aider directement avec des dispositifs universels et protecteurs. Cela nécessite une révolution culturelle qui n’est pas entreprise alors que, depuis vingt ans, des travaux de recherche, des rapports d’institutions officielles, comme la Cour des comptes ou le Conseil économique, social et environnemental, disent tous la même chose.

Le traitement des politiques publiques vis-à-vis des jeunes participe-t-il à créer du ressentiment ou de la radicalité chez les jeunes ?

Ce qui caractérise les jeunes Français, comparés à d’autres Européens, c’est le sentiment que la société dans laquelle ils vivent ne leur donne pas la possibilité de montrer ce dont ils sont réellement capables. Sur cet item-là, les Français sont les plus sévères à l’égard de leur société.

Pourquoi ?

Nous vivons dans une société qui valorise des modèles aux exigences plutôt libérales. Le message qu’on instille dans l’esprit des jeunes, c’est qu’il faut être indépendant, s’assumer, prendre sa vie en main, devenir autonome. Et en même temps l’état des politiques publiques ne le permet pas et oblige les jeunes à vivre sous l’étroite dépendance de la famille. Cette injonction contradictoire est clairement perçue par les jeunes Français et il y a, pour ceux qui n’ont pas la chance d’être « bien nés », une forme de colère qui peut se transformer en ressentiment, découragement, frustration ou repli sur soi.

La société ne donne pas aux jeunes la possibilité de montrer ce dont ils sont réellement capables.

À l’occasion des mouvements sociaux, les autorités scrutent toujours de très près la réaction des jeunes, considérée comme un marqueur du basculement d’une mobilisation. Les politiques ont-ils peur de la jeunesse ?

Quand le monde étudiant ou lycéen se mobilise, c’est très visible dans les cortèges et ça vient sabrer l’argumentation des politiques. Quand une partie de la jeunesse se mobilise contre la réforme des retraites alors qu’on prétend la faire pour les jeunes, quand on la voit se mobiliser massivement en 2006 contre le CPE, alors même que ce contrat, disait-on, visait à améliorer leur insertion professionnelle, cela rend visible le hiatus entre l’argumentation politique et la réalité. Lors de la réforme des retraites, le moment où le gouvernement a le plus tremblé, c’est lorsque les jeunes ont rejoint – fugacement, certes – les cortèges à la suite du recours au 49.3. Cela a bien montré qu’il y avait une soif de démocratie et l’exigence d’un autre fonctionnement démocratique. Une partie des jeunes pouvaient entendre qu’on travaille jusqu’à 64 ans, mais museler le débat ainsi leur a semblé inacceptable.

Quelle trace le passage au pouvoir d’Emmanuel Macron, plus jeune président de la Ve République, va-t-il laisser dans la jeunesse ?

Son passage nous montre déjà qu’il ne suffit pas d’être jeune pour faire une politique favorable aux jeunes. Du point de vue des politiques publiques en direction de la jeunesse, il n’aura rien changé. Il n’a pas introduit de rupture ni dans les politiques publiques ni dans la manière dont on conçoit la jeunesse depuis des décennies. Il n’a absolument pas lutté contre le système familialisant, ni mis en place de politique novatrice pour les jeunes. De ce point de vue, il ne laissera aucune trace.

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