Jacques Rancière © DR

C’est peu de dire qu’en rassemblant trente ans d’interventions dans le débat public, Jacques Rancière offre avec Les Trente inglorieuses une somme de réflexions absolument indispensables pour comprendre les enjeux politiques dans lesquels nous vivons. Selon le philosophe, depuis une trentaine d’années s’est en effet mise en place une logique politique dans laquelle, loin d’être un outil d’apaisement, le consensus, dont les uns et les autres se réclament, forme une manière de violence étatique sans répit. Faire taire la lutte des classes, reconduire des logiques de domination, clamer une passion de l’inégalité et une haine viscérale de la démocratie, et développer pour une partie de la Gauche qui s’affirme laïque et républicaine un racisme d’en haut : telles sont les questions politiques fondamentales que Rancière analyse au cœur de notre époque. Autant de raisons pour Diacritik de partir à la rencontre du philosophe le temps d’un grand entretien où il est question de la présidentielle, de l’état d’exception et aussi, un peu, de Houellebecq.

Ma première question voudrait porter sur les origines de votre remarquable recueil de textes d’intervention, Les Trente inglorieuses qui vient de paraître à La Fabrique. Dès votre avant-propos, vous indiquez que le découpage temporel selon lequel vous avez rassemblé et articulé les textes ne souscrit pas à l’idée désormais communément admise selon laquelle chaque événement exceptionnel comme le 11 Septembre 2001 ou les attaques terroristes de 2015 s’impose comme autant d’ères diamétralement nouvelles. À rebours de ce réflexe presque journalistique, vous posez un premier repère, avec la parution en 1991 de l’essai de Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme qui, en posant le règne d’une démocratie libérale illimitée, fit alors grand bruit. Vous en faites même la scène primitive de l’illusion d’un âge démocratique pacifié qui, en 30 ans, va progressivement révéler sa nature destructrice : en quoi selon vous Fukuyama pose les fondements de ce que vous nommez les Trente Inglorieuses ? Pourquoi enfin choisir cette expression comme un calque négatif de Trente Glorieuses pour évoquer la période qui court de 1991 jusqu’à nous ?

J’ai effectivement été amené à constater que certains grands événements, qu’il s’agisse du 11 septembre ou de la pandémie, n’avaient aucunement constitué les tournants historiques annoncés. Les « mondes d’après » se sont révélés parfaitement semblables à ceux d’avant. En revanche l’effondrement du bloc soviétique, donc la fin du partage du monde entre deux systèmes antagoniques, a réellement marqué une coupure. Je n’ai évidemment pas traité le livre de Fukuyama comme un événement fondateur en lui-même. Je l’ai traité comme un livre qui tirait un bilan de cet effondrement et en faisait l’ouverture d’une ère nouvelle. A partir de là il était logique de reprendre mes interventions de ces trente dernières années comme des témoignages marquant quelques aspects et quelques moments significatifs de cette « ère nouvelle » qui s’annonçait comme celle du triomphe mondial de la démocratie et de la paix.

Le premier en date des textes retenus porte sur la première guerre du Golfe déclenchée cette même année 1991 où Fukuyama annonçait cette ère de paix démocratique universelle. Et il marque aussi un aspect idéologique significatif de ce même moment :  le début du retournement de l’intelligentsia de gauche dont quelques membres éminents affichèrent alors un soutien résolu à l’offensive américaine. Le dernier porte sur l’invasion de l’éminent symbole de la « démocratie américaine » que constitue le Capitole par la bande de nervis fascisants mobilisés par Trump. Ce rapport entre deux moments significatifs fournissait une armature historique et conceptuelle pour penser le processus d’ensemble menant de l’un à l’autre et pour y intégrer les phénomènes peu glorieux dont nous avons été les témoins dans notre propre pays, comme les offensives de destruction des droits sociaux et la montée du racisme et de la passion de l’inégalité dans les hautes sphères politiciennes et intellectuelles. Je n’ai pas cherché à établir une stricte symétrie avec ce qu’on a appelé les Trente Glorieuses, terme qui a opportunément servi à transformer une période de conflits sociaux aigus et de guerres coloniales violentes conclues par un coup d’État en un paradis de prospérité partagée et sans histoire. Mais puisqu’il s’agissait d’une autre période de trente ans et qu’il s’y est effectivement amassé beaucoup de boue, ce renversement d’une expression consacrée m’a paru légitime.

Ce qui ne manque pas immédiatement de frapper à la lecture des Trente inglorieuses, c’est la lecture que vous faites d’emblée du consensus. Loin d’être un outil d’apaisement, le consensus forme une manière de violence étatique sans répit. De fait, le recours à la logique consensuelle permet, en premier lieu, de faire taire la lutte des classes : il n’y a ainsi plus de conflit politique comme on a pu le connaître lors des deux siècles précédents. « Consentir, dites-vous, c’est d’abord sentir ensemble ce qu’on ne peut pas sentir » car, ayant confisqué tout antagonisme au nom de la nécessité et du réalisme « politiques », le consensus doit alors se chercher des ennemis et les trouver.
Ma question ici sera double : vous êtes l’un des seuls à dénoncer cet âge du consensus comme l’illusion d’un monde apaisé. Mais comment le consensus entretient-il précisément son illusion ? Par quels moyens rhétoriques parvient-il à ne pas exhiber au premier abord sa violence intrinsèque ?

J’ai essayé de dégager la signification historique exacte de cette notion de consensus qui s’est effectivement imposée au lendemain de l’effondrement de l’empire soviétique. Le consensus, c’est la formule appliquée de cette « démocratie » mondiale prophétisée par Fukuyama. C’est l’harmonie présupposée entre une forme économique, le libre marché – c’est-à-dire en fait le capitalisme absolutisé – et la démocratie – c’est-à-dire en fait le système oligarchique représentatif qui gouverne les pays riches. A partir de cette identification, la paix consensuelle a été définie comme l’adhésion raisonnable à une nécessité économique posée comme inéluctable qui imposait de mettre toutes les formes de vie sociale en conformité avec les exigences du capitalisme mondialisé. Cette nécessité s’est fait reconnaître dans nos pays par les partis gouvernementaux de gauche comme de droite. Et elle a, du même coup, rejeté au dehors ou sur les marges, tout ce qui était en contradiction avec cette harmonie supposée préétablie : travailleurs précarisés, populations migrantes, mouvements démocratiques radicaux ou cultures non conformes au modèle dominant.

Je crois que l’erreur est de penser que le consensus s’impose en dissimulant son caractère violent – et de croire en général que le pouvoir fonctionne à la dissimulation. On veut toujours que les contradictions soient masquées. Mais, dans le passé de nos sociétés déjà, la paix républicaine ou « démocratique » a souvent fait bon ménage avec la répression sociale et la violence coloniale. Et aujourd’hui la violence du capitalisme absolutisé a su se réapproprier la foi marxiste en la nécessité historique objective qui doit balayer les vestiges du passé. Le consensus ne dissimule pas sa brutalité. Ses moyens pour forcer l’adhésion sont beaucoup plus directs. Il appelle les uns à s’en reconnaître solidaires – à choisir d’être du côté des vainqueurs, si dérisoires qu’en soient les gains pour la plupart – ou à s’y résigner parce que, de fait, on ne voit pas, après l’expérience elle-même particulièrement « inglorieuse » des Etats socialistes, la trahison des partis de gauche occidentaux et la destruction des forces sociales supposées porteuses d’un autre avenir, d’alternative crédible au « no alternative » officiel.

Dans cet âge du consensus comme illusoire triomphe d’un âge démocratique s’affirment deux éléments majeurs. Le premier consiste dans une logique du réalisme consensuel : il faut être « réaliste » comme l’on a entendu souvent à la suite du célèbre « No Alternative » de Margaret Thatcher. Le réalisme serait une manière de réalisme froid qui, s’opposant implicitement à l’irréalisme de ceux qui ne s’y plieraient pas, s’offre comme un outil de gouvernance annulant tout possible démocratique. C’est ce que vous développez notamment à partir des grèves de 1995 dont vous faites l’un des points majeurs de ce tournant finalement technocratique où le « néolibéralisme » devient conjointement le seul courage et la seule lucidité en politique. Pourrait-on ainsi dire que ce réalisme montre combien les gouvernants qui y ont recours pratiquent une confiscation de la politique en arguant systématiquement de la nécessité des lois du marché mondial comme on parlerait d’une indépassable fatalité en somme ? Ne peut-on pas dire que le réalisme consensuel est une manière de confiscation du débat public comme par exemple lors de la réforme des retraites en 2019-2020 ?

Il y a, de fait, une équivoque dans la notion de consensus. À première vue, c’est une idée plutôt sympathique qui semble dire qu’il vaut bien se mettre d’accord que se battre. Il est évidemment significatif que les mouvements des places aient repris assez largement cette idée du consensus pour l’opposer aux querelles des groupuscules et à leurs pratiques autoritaires. Malheureusement le consensus, c’est tout autre chose que la discussion respectueuse des positions des uns et des autres. C’est l’accord sur le fait qu’il n’y a rien à discuter parce que la situation objective impose d’elle-même la solution à quelques variables d’ajustement près. Dès lors les oppositions traditionnelles entre une droite favorable aux riches et une gauche défendant les intérêts des pauvres tendent à s’évanouir. Et la scène qui s’impose à la place est celle de l’opposition entre les couches éclairées (gouvernants, experts, intellectuels et hommes de médias) qui connaissent la seule solution objectivement possible et les couches arriérées qui s’accrochent à ce que le discours dominant n’a pas craint d’appeler les « privilèges » du passé. C’est effectivement ce changement de scène qui a été formalisé en 1995 par les intellectuels de gauche ralliés à l’offensive gouvernementale contre les systèmes de retraite et plus généralement contre les droits acquis par les travailleurs. Ceux-ci ont en quelque sorte fixé le cadre intellectuel qui allait permettre plus tard à la gauche socialiste de prendre à son compte la même bataille à l’époque de la « loi travail » de 2016. C’est lui aussi qui a permis au discours officiel d’inclure les mouvements démocratiques opposés à l’ordre consensuel et les mouvements racistes et xénophobes sous une même notion, celle du « populisme ».

Le second élément majeur de ce consensus que vous mettez en évidence s’attache à la question de la violence raciste. Loin de l’image démagogique médiatiquement entretenue selon laquelle le racisme serait une passion populaire, vous montrez avec force qu’au contraire, comme vous le dites si bien, le racisme est devenu « une passion de l’intelligentsia ». La politique qui confisque la lutte des classes glisse vers le passionnel, formant un consensus contre l’Autre, l’étranger. Gouverner revient donc à entretenir un sentiment de peur, une « communauté de la peur » où racisme et insécurité deviennent les deux variables d’ajustements. Vous parlez même d’un « racisme d’en haut » : diriez-vous cependant que ce racisme de l’intelligentsia est un fait de classe né d’un opportunisme politique ?  Vous n’avez pas recours à la notion d’intersectionnalité pour évoquer cette question : cette notion même d’intersectionnalité vous paraît-elle pertinente en ce cas ?

Je ne vois pas bien ce que la notion d’intersectionnalité apporte à cette question – non plus qu’à beaucoup d’autres d’ailleurs. Les croisements et les cumuls d’inégalité sont une vieille affaire qui n’a pas besoin de mots nouveaux. Et je ne pense pas qu’il s’agisse ici d’opportunisme. Le « racisme d’en-haut » dont je parle fait partie intégrante de l’ordre consensuel. Nos partis de droite et de gauche qui prennent les mesures nécessaires pour faciliter la circulation des capitaux laissent en quelque sorte à l’extrême-droite le soin de gérer idéologiquement le reste de cette opération : à savoir les problèmes posés par l’autre circulation, celle des humains à la recherche de meilleures conditions de vie. Après quoi, bien sûr, ils feignent de s’inquiéter des thèmes racistes et xénophobes développés par cette extrême droite. Et, sous prétexte de lui enlever son cheval de bataille, ils proposent des mesures de restriction de l’immigration, des lois contre les clandestins, etc. Celles-ci sont censés désarmer l’extrême droite mais elles ne font en réalité que la renforcer en mettant continuellement ces thèmes sur le devant de la scène et en consolidant toujours plus l’image de l’étranger indésirable. Ce faisant, nos politiciens « raisonnables » se laissent de plus en plus gagner eux-mêmes par ces passions racistes et sécuritaires auxquels ils disent vouloir répondre. Ils opposent un racisme propre au racisme supposé sale de l’extrême droite mais en fait ils absorbent la haine de l’étranger véhiculée par celle-ci dans leur propre passion inégalitaire.

Si un grand nombre de vos interventions tracent ici le chemin de ce racisme d’en haut, c’est que cette question montre combien une partie de la Gauche qui s’affirme laïque et républicaine développe un racisme qui entend lutter contre ce qu’elle nomme le communautarisme. Si bien dites-vous que, en haine de la démocratie, « Le « républicanisme » est ainsi devenu une extrême droite d’un type nouveau, une extrême droite de « gauche ». Un front républicain contre Marine Le Pen ? Mais elle est 100% républicaine au sens que ce mot a pris aujourd’hui. » Vous parlez à propos de ce racisme « républicain » qui instrumentalise notamment la laïcité de ressentiment mais de quel ressentiment s’agit-il ? Est-ce que, notamment ce que d’aucuns nomment « le racisme anti-blancs » peut être l’un des visages de ce racisme de l’intelligentsia ? Traduit-il enfin cette haine de l’égalité qui anime en vérité profondément cette Gauche dite « républicaine » ?

Le ressentiment dont je parle est d’abord celui d’une intelligentsia qui a été progressiste, socialiste, marxiste, éventuellement maoïste et qui a été déçue dans ses espérances révolutionnaires : déçue par ces ouvriers qui ne faisaient pas la révolution qui était leur tâche historique et par ce peuple non conforme à la vision qu’ils en avaient ; déçue aussi par l’effondrement du bloc dit socialiste qui, malgré sa dégénérescence,  continuait à incarner l’idée marxiste d’une histoire en marche vers un autre avenir. Elle en a tiré la conclusion que la politique était l’affaire des gens éclairés comme elle. Certains ont cherché à investir ce sentiment de supériorité dans un progressisme de substitution en prétendant ranimer une pensée républicaine fondant le progrès social sur la distribution égale à tous du savoir émancipateur. Mais ce républicanisme a vite transformé sa passion de l’égalité en passion de la hiérarchie en identifiant les bienfaits du savoir en bienfaits de l’autorité du maître. Il s’en est alors pris rétrospectivement au mouvement anti-autoritaire de Mai 1968. Il en a fait un mouvement de petits-bourgeois individualistes bercés par l’abondance des fameuses Trente glorieuses et avides de détruire pour jouir sans entraves toutes les formes traditionnelles d’autorité qui assuraient le lien social, comme la famille, l’Ecole ou la religion. Il s’est ensuite réclamé de la laïcité républicaine. Mais là encore, il en a renversé la signification. La laïcité signifiait que l’Etat n’enseignait aucune religion et n’en laissait aucune intervenir dans l’organisation de l’enseignement public. Il en a fait tout autre chose ; une règle de conduite que l’État devrait imposer aux élèves, à leurs mères et aux femmes en général. La règle égalitaire est ainsi devenue un principe de de discrimination à l’égard d’une partie de la population et d’abord de sa composante féminine. Le mépris pour les populations arriérées de ceux qui pensent appartenir à l’élite éclairée est ainsi venu coïncider avec le racisme ordinaire. Le républicain éclairé méprise l’obscurantisme du raciste ordinaire. Mais il lui apporte en définitive la caution intellectuelle qui lui manquait : à celui qui croit haïr les immigrés parce qu’ils viennent d’ailleurs, ont la peau basanée et ne vivent pas comme nous, il donne la vraie raison de sa haine : c’est parce que ces immigrés sont communautaristes, anti-laïques et, pour tout dire, anti-républicains.

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Dans l’ensemble de vos analyses perce la question de la présidentielle qui, évidemment ou plutôt hélas, capte en 2022 l’ensemble des médias et des angoisses. Là encore vous faites valoir combien l’élection présidentielle consacre un mouvement non pas démocratique mais profondément oligarchique car le régime présidentiel, depuis 1962 notamment, rejoue le mythe notamment napoléonien de l’homme providentiel, du Grand homme qui, parfois contre le peuple, serait le guide éclairé d’une nation n’attendant que ses lumières. Ce mythe de l’homme providentiel, l’Elu majuscule en un certain sens que rejouerait cette présidentielle, n’est-il pas aussi inévitablement une question passionnelle autorisant finalement à la renaissance de tous les nationalismes possibles ? Est-ce, par contraste, le mouvement imaginatif et pluriel d’occupation des places, notamment Nuit Debout puis l’occupation des ronds-points par les Gilets jaunes, n’est pas une réponse au bloc oligarchique présidentiel ?

JR Je ne suis pas sûr qu’il faille lier la logique présidentielle à l’idéologie nationaliste. Là encore il y a un partage des rôles : nos hommes d’Etat sont « internationalistes », c’est-à-dire intégrés à la domination mondiale du Capital financier, mais ils laissent à l’extrême-droite le soin de traiter les passions nationalistes résiduelles. L’élection présidentielle est essentiellement une manière de consacrer la transformation du « pouvoir du peuple » en un pur acte de soumission de chaque individu au représentant de l’oligarchie dominante seule capable de gérer le consensus, c’est-à-dire l’adhésion aux exigences du capitalisme absolutisé. Les choses se sont d’ailleurs beaucoup simplifiées puisque l’opposition gauche/droite a cessé d’avoir la moindre pertinence et qu’il ne s’agit plus que de choisir entre le candidat de l’Internationale capitaliste et celui – ou celle – des passions nationalistes résiduelles. Contre cette machine qui tourne sur elle-même, il y a effectivement toutes les tentatives de créer un autre peuple : un peuple démocratique fondé sur le principe de l’égale capacité de tous et sur le désir de tirer toutes les conséquences de ce principe. On se souvient de la force prise dans le mouvement des places par le simple mot d’ordre « Indignez-vous », c’est-à-dire : dites que ce n’est pas normal, pas nécessaire. À la base des mouvements récents il y a l’affirmation que la nécessité n’est pas nécessaire. C’est ce principe qui est susceptible de transformer toute résistance à une décision officielle, même infime en apparence, en opposition de deux mondes. Une taxe sur les carburants ici ou une augmentation des transports au Chili peut jouer le même rôle qu’une attaque contre un système de retraite ou une « loi travail ». Elle s’annonce comme la nécessité et on lui répond que non, elle ne l’est pas, elle n’est que la cohérence interne d’un système de domination. A partir de là il y a le déploiement possible d’une autre manière de faire peuple.  Tous ces mouvements, malgré leurs limites, ont illustré cette vérité pour moi essentielle que la politique est un conflit de mondes plus qu’un conflit de forces, un monde de l’égalité en acte qui s’oppose à un monde où l’inégalité fait principe. Dans les mouvements des places ce conflit a pris l’allure d’une sécession temporaire. Les Gilets Jaunes ont tenté de lui donner un aspect plus frontal au risque d’affronter une répression farouche. On dira que tous ces mouvements ne nous ont pas mené très loin. Mais avant de savoir si on peut aller loin, il faut savoir d’où l’on peut partir. Et face à l’ordre consensuel, le point de départ absolu ne peut être que cette affirmation de la non-nécessité de sa nécessité.

Ce qui est également remarquable dans Les Trente inglorieuses, c’est combien, contrairement à d’autres philosophes, vous n’assignez pas de noms et autant d’individus à des politiques que vous mettez en évidence. Au lieu de simplement dénoncer Pasqua, Sarkozy ou encore Macron, vous préférez tracer de grandes lignes de fond qui assignent en fait à des mouvements politiques plus larges excédant un simple individu. De la même manière, parmi les philosophes dont vous discutez les propositions, vous prenez toujours soin d’analyser des questions, comme par exemple, celle de l’état d’exception sans pour autant la ramener à une question de personne.
S’agit-il donc, avant tout pour vous, de montrer qu’avant d’en faire des questions d’individus, les lignes de fond sont plus pertinentes pour comprendre un processus comme par exemple sur la question de l’islamo-gauchisme dont vous faites une étape parmi d’autres ? S’agit-il également de résister d’une certaine manière à l’esprit polémique du temps qui peut parfois conduire à confondre débat d’idées et querelles de personnes ?

Il m’est arrivé dans le passé de désigner des cibles précises – Althusser ou Bourdieu – parce que je voyais là incarnées certaines figures de pensée faussement scientifiques et critiques dont il me paraissait nécessaire d’analyser en détail le fonctionnement. Mais, d’une manière générale, je déteste montrer les gens du doigt et j’ai pris en aversion cette culture de la dénonciation qui croit faire œuvre politique utile en passant son temps à des opérations rituelles de démystification. Le poids des individus est, de fait, limité. La logique du racisme d’en haut n’est pas née de la cervelle de tel ou tel ministre de droite mais du rapport que l’ordre capitaliste, étatique et supra-étatique établit entre la libre circulation des capitaux et la circulation entravée des individus. Et les philosophèmes qui servent à interpréter le présent sont plus anciens que les individus qui les formulent. Les dénonciations de l’individualisme démocratique reprennent pour l’essentiel des thèmes qui étaient déjà dans le livre VIII de la République, enrichis au passage par les analyses de Tocqueville ou la critique marxienne des Droits de l’Homme et éventuellement pimentés de psychologie des foules à la Gustave Le Bon. La dénonciation de l’état d’exception dans lequel nous vivrions tous est héritée de l’analyse heideggerienne de la modernité, laquelle avait, entre autres préoccupations, celle de dénier toute spécificité au nazisme dont son auteur avait épousé la cause. J’ai beaucoup travaillé sur l’histoire des idées, c’est-à-dire justement sur la manière dont elles circulaient toutes seules anonymement quitte à être reformulées, systématisées et remises dans le circuit par tel ou telle. Je cherche donc à tracer des généalogies de cette circulation plutôt que de m’en prendre à certains individus. Et plus fondamentalement j’essaie de capter la puissance des inventions égalitaires plutôt que de dénoncer les mille variantes de l’idéologie inégalitaire.

Enfin ma dernière question voudrait porter sur la place de la littérature dans ces Trente inglorieuses dont vous décrivez le lent processus de haine démocrate emportant tout dans son passage. Est-ce que la littérature contemporaine avec notamment des figures retentissantes, adulées par une presse autrefois jugée comme progressiste comme celles de Michel Houellebecq ne participe-t-elle pas de ce mouvement anti-démocrate ? Est-ce que la littérature ne devient pas la garante morale et la caution de prestige dont certains jouent afin de donner ses lettres de noblesse à cette haine de la démocratie ? Quelle serait selon vous la place de la littérature dans ce processus historique des Trente inglorieuses ?

Je ne sais pas si on peut parler du rôle de la littérature en général. Beaucoup d’écrivain(e)s d’aujourd’hui sont très loin des positions et de la posture de Houellebecq. Mais c’est vrai que l’alibi « littéraire » a servi à rendre plus fréquentables certaines idées. C’est en fait un processus à double face. Beaucoup d’écrivain(e)s de renom aujourd’hui sont plutôt des idéologues qui se consacrent plus volontiers à détailler tous les événements de leur vie privée et les idées qui leur passent par la tête qu’à inventer des personnages ou des histoires : une double activité qui tend assez facilement à se transformer en rumination de quelques obsessions du genre « grand remplacement ». Mais d’un autre côté, la qualité d’écrivain de ceux qui s’y emploient sert à dédouaner l’expression assez plate d’idées réactionnaires. On peut se complaire à l’idée que c’est de la fiction et que l’on y apprécie un travail d’écriture alors même que la part de l’invention fictionnelle et stylistique dans les livres de Houellebecq est plutôt pauvre. C’est un mécanisme assez semblable à celui qui a vu des ministres de gauche dire que l’extrême-droite posait des bonnes questions auxquelles elle donnait seulement de mauvaises réponses. Beaucoup d’intellectuels de gauche revenus de leurs ardeurs libertaires se sont mis à dire que Houellebecq décrivait sous une forme littéraire un peu provocatrice des phénomènes de société qu’il fallait prendre au sérieux. En somme les vertus littéraires attribuées à l’écrivain rachètent les excès du polémiste et, inversement, le plaisir de voir exprimées sans complexe des idées prétendument « incorrectes » permet de racheter les limites de l’écrivain. Mais ce genre d’alibi appartient peut-être déjà au passé. La passion de l’inégalité n’éprouve plus guère aujourd’hui la nécessité de se donner des voiles. Nos élites feignent encore de s’indigner quand un candidat à la Présidentielle dit qu’on en fait trop pour les enfants handicapés. Mais elles trouveront bientôt que ce n’est là aussi qu’une mauvaise manière de poser une vraie question.

Jacques Rancière, Les Trente inglorieuses. Scènes politiques : 1991-2021, La Fabrique, 2022, 272 p., 15 €

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