le 05/02/2019 par Stéphane Fernandez – modifié le 28/07/202

Des exilés espagnols photographiés par Robert Capa, photo publiée dans Ce soir, janvier 1939 – source : RetroNews-BnF

Entre le 27 janvier et le 10 février 1939, près de 450 000 personnes ont fui l’Espagne franquiste et rejoint la France. Le documentariste Stéphane Fernandez, petit-fils de Catalans, a raconté l’exil de l’un d’eux : Angel, 10 ans à l’époque.

Réalisateur de documentaires, ancien journaliste, Stéphane Fernandez est petit-fils de républicains catalans. Dans Angel, une enfance en exil, il raconte l’histoire d’un enfant contraint de fuir Barcelone en janvier 1939, et qui revient, à 86 ans, sur les routes de sa mémoire.

Propos recueillis par Marina Bellot

RetroNews : La vie d’Angel bascule alors qu’il a 9 ans, en 1937, lorsqu’il voit sa mère mourir sous ses yeux. Qui est cet enfant ?

Stéphane Fernandez : Angel naît dans une famille républicaine assez simple. Son père, d’origine basque, travaille. Avec sa mère, son frère et sa sœur, ils vivent dans un petit quartier de Barcelone, dans une maison nouvellement construite par la généralité de Catalogne.

Au moment du soulèvement franquiste, le 18 juillet 1936, à Barcelone comme dans d’autres villes, la résistance s’organise. Le père d’Angel, syndiqué à la Confédération nationale du Travail (CNT, syndicat anarcho-syndicaliste), le syndicat dominant en Catalogne, s’engage dans des milices, comme beaucoup d’autres hommes, pour aller combattre l’armée de Franco.

Au début de la guerre, Angel vit à peu près normalement. Mais quand le conflit s’internationalise à partir de 1937, avec les Italiens et les Allemands qui viennent en appui à Franco, les bombardements commencent à pleuvoir sur Barcelone.

La population s’organise en créant des refuges. En courant vers l’un de ces refuges, la mère d’Angel reçoit un éclat de mitraille. Elle mourra de ses blessures quelques jours plus tard.

C’est donc sans ses parents, avec son frère et de sa sœur âgés de 4 et 6 ans, qu’il s’engagera sur les routes de l’exil au mois de janvier 1939.

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Comment se passe l’exil vers la France de ces centaines de milliers d’Espagnols ?

Il se déroule en plusieurs étapes. L’offensive des armées de Franco sur la Catalogne est lancée le 23 décembre 1938. Elle ne va faire que gagner du terrain, parce que la République a renvoyé les Brigades internationales pour montrer sa bonne volonté, et qu’elle est toujours soumise au blocus sur les armes qu’imposent la France, les États-Unis et toutes les puissances partisanes de la non-intervention.

L’armée franquiste progresse donc, et le front républicain va s’effondrer très vite.

La France est dans l’expectative, elle ne s’imagine pas encore un tel déferlement de population. La frontière franco-espagnole est alors fermée, mais il y a quelques entorses : on y laisse entrer, de façon officieuse, les grands blessés à partir du 17 janvier 1939.

Avec la chute de Barcelone le 26 janvier, une grande partie de la population catalane ainsi que les réfugiés de l’intérieur – Andalous, Navarins ou Aragonais – n’ont d’autre choix que de fuir.
Ils savent très bien ce qui s’est passé dans les zones qui ont été récupérées par les Franquistes : une répression terrible s’est abattue sans distinction sur des mômes de 13 ans et des vieux de 75 ans, ainsi que sur les femmes, avec viols et tous types d’exactions, communes en temps de guerre.

Cette fois-ci, à nouveau, la répression a été impitoyable. En cinq jours, du 26 janvier au 1er février, les historiens s’accordent à dire qu’il y a eu 20 000 morts.

Il y a donc une vague de panique le 26 janvier, et le 27, la France autorise les femmes, les enfants et les hommes de plus de 55 ans, ainsi que les blessés, à rentrer sur le territoire, tandis que l’aviation fasciste italienne bombarde tous les jours les réfugiés qui rejoignent la France.

Des scènes hallucinantes, apocalytpiques, sont alors rapportées par la presse française.

Le 3 et le 4 février, des bombardements terribles ont lieu sur Figueres, où Angel est alors réfugié. 100 000 réfugiés campent un peu partout cette petite ville, où, contrairement à Barcelone, il n’y a pas d’abri, rien pour se planquer. Puis, le 4 février, c’est Gerone qui tombe.

Le 5 février, les soldats républicains sont enfin autorisés à entrer en France. Ils ont obligation de jeter les armes, et sont ensuite internés dans des camps, notamment à Argelès… Tout cela ajoutera à leur désarroi.

Au total, ce sont 450 000 personnes qui sont passées en France entre la fin du mois de janvier et le 10 février, date à laquelle la frontière est fermée.

Les réfugiés seront répartis dans tous les départements français, à l’exception de ceux qui sont près des frontières italiennes et allemandes, car on sait que tout ça risque d’être le prélude à bien pire encore…

Début 1939 la France, minée par la crise économique, est de nouveau en proie à des sentiments xénophobes. Quel accueil est réservé à ces réfugiés espagnols ?

Avant même la Retirada, plusieurs décrets-lois avaient été édictés par le gouvernement Daladier, dont celui du 12 novembre 1938, prévoyant l’internement administratif des étrangers susceptibles de troubler l’ordre public et la sécurité nationale…

Il y a un mouvement de rejet de la population, alimenté par la presse de droite et d’extrême droite qui jette de l’huile sur le feu.

Dans L’Action française du 18 février, Léon Daudet écrit :

« Nous l’avions annoncé. Nous l’avions écrit ici. Ce fut, et c’est encore, la pagaille la plus complète, la plus honteuse, la plus dangereuse, tant au point de vue des épidémies, que des contacts avec une population française non prévenue, non avertie, non protégée, et qui crut voir arriver les barbares. »

Et il cite la lettre d’un des lecteurs de L’Action française :

« D’une façon générale, la population est dégoûtée de ces envahisseurs et craint des troubles dans quelques jours, dès que le calme qui règne chez nous les aura rassérénés.

Ils commencent déjà à montrer leurs exigences en critiquant ou refusant la nourriture qu’on leur distribue.

Il faudrait les expédier d’urgence chez eux, à Valence. Quant aux femmes, vieillards, enfants, ils seraient beaucoup plus heureux de rentrer chez Franco. »

Comment se passe la vie dans les camps d’internement français ?

Les conditions de vie y sont très dures. Il n’y a rien à manger, la tramontane souffle, l’hiver est très froid. Et quand l’été arrive, les camps sont infestés de moustiques.

La liberté de circulation est restreinte, il ne faut pas aller ici ou là… Il y a une anecdote significative de la manière dont les réfugiés étaient traités : lors d’une tournée d’inspection du camp d’Argelès par des députés de gauche, un député a été pris pour un réfugié et s’est pris un coup de matraque par un garde…

Le 17 février, le correspondant du quotidien communiste d’Aragon, Ce Soi ,décrit le sort des internés à Argelès :

« Je viens de vivre 24 heures inoubliables, 24 heures de détresse, de misère, de saleté, de sang, de froid, de grandeur ; 24 heures de la vie du camp d’Argelès, sur cette lande stérile où des dizaines de milliers d’hommes sont parqués depuis près de huit jours et condamnés à l’immobilité au milieu de leurs excréments.

Ces 24 heures ont été, pour moi, pour ma conscience française, une terrible épreuve. Ce furent 24 heures d’humiliation, de rage impuissante, d’exaspération. »

Les fortes têtes d’Argelès étaient envoyées au bagne de Collioure, où l’administration était carrément militaire. Ils y étaient expédiés sans autre forme de justice, parce qu’ils avaient réclamé un bout de pain ou tenté d’apercevoir leur femme, de l’autre côté du camp, à travers les barbelés.

Les seuls moyens de sortir de ces camps, c’était d’avoir une famille installée en France, ou de s’engager dans l’armée française ou la légion – et beaucoup le feront, jusqu’à être parmi les premiers à libérer Paris en 1944.

Sinon, il fallait se faire engager dans une compagnie de travailleurs étrangers, où les conditions de vie étaient un peu moins dures que dans les camps.

Quand la guerre éclate, que deviennent ces internés espagnols ?

Les Espagnols ont constitué un réservoir de main d’œuvre pour l’industrie d’armement française le peu de temps où la France a été en guerre, puis pour les Allemands, qui les ont utilisés, notamment, pour la construction du mur de l’Atlantique.

Puis beaucoup d’entre eux ont été envoyés à Mauthausen et à Buchenwald – l’écrivain Jorge Semprun, qui en est revenu, en a tiré L’écriture ou la vie.

Quelques-uns sont aussi retournés en Espagne combattre le franquisme, comme Angel en 1949…

Pour les Espagnols qui s’étaient engagés dans l’armée française ou dans la Résistance, la Seconde Guerre mondiale était la suite logique de la guerre d’Espagne. Si on libérait l’Europe du fascisme, on poursuivait la lutte contre le franquisme.

Quand, en 1945, ils ont vu que la libération de l’Europe s’arrêtaient aux Pyrénées, certains se sont engagés dans des actions contre le franquisme en Espagne.

Comme le dit l’un des personnages de votre documentaire, « avant de tourner la page de l’Histoire, il faut la lire et l’assumer ». L’Espagne a-t-elle fait ce travail, selon vous ?

Ce pan de l’histoire est encore très présent parce que la loi d’amnistie de 1977 a tenté d’imposer l’oubli à tout un pays. Aujourd’hui, cette histoire ressort, sous différentes formes. Les associations mémorielles demandent justice et réparation. Il y a la problématique de la tombe de Franco et de cet immense mausolée qui avait été fait à la gloire du dictateur et dont on ne sait plus quoi faire.

Et puis, la société espagnole connaît toujours des soubresauts, entre la gestion des autonomies et la question catalane qui n’a jamais été traitée.

Angel, une enfance en exil, documentaire animé de Stéphane Fernandez, Le Lokal Production, 2016

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