Le silence a longtemps enveloppé la nuit au cours de laquelle la police parisienne se livra à un massacre contre les « Français musulmans d’Afrique du Nord » qui manifestaient pour l’indépendance de l’Algérie, explique Philippe Bernard, éditorialiste au « Monde ».

Publié le 10 octobre 2021

Des passants regardent des chaussures de manifestants lors du rassemblement parisien du 17 octobre 1961.
Des passants regardent des chaussures de manifestants lors du rassemblement parisien du 17 octobre 1961. AFP

Chronique. Il faut du temps, une ou deux générations, pour sortir de certaines amnésies historiques. Il a fallu La France de Vichy, de Robert Paxton (Seuil, 1973, réed. 1999), pour que soit démonté le mythe de Vichy « bouclier » pour les juifs français. Et encore plus de vingt ans et l’opiniâtreté de Serge Klarsfeld pour que la responsabilité de la France dans la déportation des juifs soit reconnue par Jacques Chirac en 1995.

Un cheminement tout aussi long a permis de sortir du silence abyssal qui a longtemps enveloppé la nuit tragique du 17 octobre 1961, au cours de laquelle, voilà juste soixante ans, la police parisienne se livra à un massacre contre les « Français musulmans d’Afrique du Nord » qui manifestaient pour l’indépendance de l’Algérie.

Entre ces deux tragédies, sans commune mesure par leur ampleur et leur portée, le parallèle tient aux mensonges qui les ont longtemps entourées, à la présence de Maurice Papon, participant à la déportation de 1 600 juifs depuis la préfecture de la Gironde en 1942-1944, puis, préfet de police, encourageant les policiers à la « ratonnade » en 1961, mais aussi à la reconquête mémorielle menée par les historiens et des acteurs de la société civile.

« Péché originel »

Si le 17 octobre 1961, « la répression d’Etat la plus violente qu’ait jamais provoquée une manifestation de rue en Europe occidentale dans l’histoire contemporaine » selon les historiens britanniques Jim House et Neil MacMaster (Paris 1961. Les Algériens, la terreur d’Etat et la mémoire, Tallandier, 2008, Gallimard, réed. 2021), a disparu des écrans radars pendant près de trente ans, c’est que plusieurs protagonistes y ont trouvé leur intérêt.

Le pouvoir gaulliste, responsable du pogrom, en tout premier lieu. Mais aussi la gauche qui, ambiguë sur l’indépendance algérienne, a brillé par son absence de solidarité avec les Algériens, puis englouti la mémoire du 17 octobre (au moins 120 morts, dont certains jetés à la Seine) sous celle de l’immense défilé pour les obsèques, le 13 février 1962, des neuf morts du métro Charonne, manifestants anti-OAS victimes eux aussi de la police du préfet Papon.

Quant au Gouvernement provisoire algérien, il effacera de sa mémoire officielle la manifestation du 17 octobre, organisée par la Fédération de France du FLN, sa rivale malheureuse pour la conquête du pouvoir, avant que la date ne devienne la « fête nationale de l’émigration ». La nuit de 1961 pointe ainsi le « péché originel » du pouvoir toujours en place à Alger : la mise à l’écart, dès l’indépendance de 1962, des maquisards de l’intérieur et des émigrés par les militaires de l’« armée des frontières » établis au Maroc et en Tunisie.

L’omerta commença à se fissurer après l’élection de François Mitterrand en 1981. Non par la volonté d’un président qui réhabilita les généraux putschistes de 1961. Mais par l’émergence des enfants des immigrés, dont les parents avaient été témoins du massacre du 17 octobre. Transmise par des militants algériens et l’extrême gauche française, la mémoire de la nuit sanglante de 1961 a conduit les beurs à questionner leurs parents. Dans le sillage de la Marche pour l’égalité, en 1983, un petit groupe s’est retrouvé pour rendre hommage, au canal Saint-Martin, aux Algériens noyés par la police. Était ainsi opérée la jonction entre antiracisme et dénonciation du passé colonial.

Un extraordinaire personnage

Depuis lors, la revendication de la pleine citoyenneté française et l’exigence de vérité sur le 17 octobre sont allées de pair. Le parallèle entre le traitement réservé aux manifestants de 1961 et les violences policières s’est imposé. « Nos racines sont sanguinolentes », résumait dès 1984 le journaliste Farid Aïchoune. Le 17 octobre 1991, sur les lieux mêmes où leurs pères avaient été tabassés, des filles et fils d’Algériens manifestaient, à Paris, « contre le racisme, pour le droit à la mémoire ».

Mais ce réveil mémoriel n’aurait pas eu lieu sans un extraordinaire personnage : Jean-Luc Einaudi. Militant maoïste devenu éducateur, il consacra sa vie à recueillir des témoignages sur le drame refoulé et pulvérisa en 1991 l’indécente thèse officielle – des règlements de comptes entre Algériens – et le bilan de trois morts, dans son livre La Bataille de Paris (Seuil, 1991, réed. 2007). Jusqu’à ferrailler avec Maurice Papon lors du procès de 1998 où ce dernier fut condamné pour « complicité de crime contre l’humanité » pour la déportation des juifs de la Gironde.

En dédiant son livre conjointement à Jeannette Griff, une fillette juive déportée de Bordeaux à Auschwitz en 1942, et à Fatima Bedar, une adolescente algérienne noyée dans le canal Saint-Denis en 1961, Jean-Luc Einaudi relia les deux impostures du haut fonctionnaire. Etait-il historien ? Non : « Un citoyen exerçant un droit élémentaire : celui de savoir ce qui avait été commis en son nom », rappelle Fabrice Riceputi dans Ici on noya les Algériens (éd. Le Passager clandestin, 288 p., 18 euros). Lire aussi Jean-Luc Einaudi, pionnier de la mémoire de la guerre d’Algérie, est mort

Mais la soif de vérité des enfants de l’immigration n’a jamais été étanchée. Paradoxale, l’histoire a voulu que leurs parents, Algériens pro-indépendance, ont pris racine chez l’ancien colonisateur et que leurs descendants bénéficient de la liberté d’expression qui leur avait été déniée. « Nos parents restaient silencieux parce qu’ils ne voulaient rien nous transmettre d’hostile vis-à-vis des Français », témoigne Mehdi Lallaoui, cofondateur de l’association Au nom de la mémoire, qui se bat depuis trente ans pour la reconnaissance de la tragédie de 1961.

« Nous avions besoin de connaître cette histoire. Aujourd’hui, nous avons besoin que notre pays la reconnaisse », dit-il dans l’espoir d’un discours d’Emmanuel Macron reconnaissant la responsabilité de l’État et de sa police. Il suffit de voir son regard chavirer d’émotion à l’évocation de son père, « matraqué au pont de Neuilly » le 17 octobre puis « attrapé et mis à l’abri par un enseignant français », pour entrevoir la part intime de ce combat pour l’histoire de la France.

Philippe Bernard (éditorialiste au « Monde »)

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