Quelques jours après la condamnation de l’opposant Ousmane Sonko, qui a abouti à de violents affrontements dans plusieurs villes du pays, le Réseau des féministes du Sénégal propose un texte dans lequel ses membres dénoncent l’instrumentalisation à des fins politiques de l’affaire « Sweet Beauty » et la puissante misogynie de la société sénégalaise.

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© Mika Baumeister / Unsplash

Le 1er juin 2023, la justice sénégalaise a finalement délibéré sur l’affaire « Sweet Beauty », dans laquelle Adji Sarr, jeune femme employée de ce salon de massage, avait accusé de viol Ousmane Sonko, président du parti politique Pastef (Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité) et candidat à la présidence en 2024. L’accusé a été acquitté des menaces de mort, mais les accusations de viol ont été requalifiées en « corruption de la jeunesse ». Il a aussi été condamné à 2 ans de prison ferme et à verser 20 millions de FCFA (30 500 euros) à la victime Adji Sarr, de même que 600 000 FCFA (915 euros) à la justice, en guise de dommages et intérêts.

Ndèye Khady Ndiaye, propriétaire du salon de massage, a elle aussi été condamnée à 2 ans de prison ferme pour incitation à la débauche, au paiement d’une amende de 600 000 FCFA et à la fermeture de son salon. À la suite de ce verdict, de violents troubles ont secoué le Sénégal pendant des jours occasionnant des morts, des viols de femmes, des saccages de biens publics et privés. Le bilan est macabre. On dénombre plus de 20 morts selon les sources officielles, 500 personnes arrêtées et 8 cas de violences sexuelles sur des femmes ont été rapportés, de même que de nombreux cas de disparitions de personnes. Nous nous inclinons devant ces pertes humaines et nous dénonçons la violence et le saccage des biens publics et privés.

Nous avons été troublées par ce verdict, que nous avons jugé ambigu et confus. Quel que soit l’angle de lecture, ce verdict vient porter un coup dur à la lutte pour les droits des femmes au Sénégal, tout particulièrement en ce qui concerne les acquis criminalisant le viol. Le viol n’est pas écarté, mais requalifié en « corruption de la jeunesse ». Toutefois, la nature malsaine des relations sexuelles qu’Ousmane Sonko a entretenues avec Adji Sarr est établie. Les juristes expliquent la corruption de la jeunesse comme étant une forme de contrainte morale ou de pression psychologique qu’un adulte impose à un jeune de moins de 21 ans. Au moment des faits, Adji Sarr était âgée de 19 ans et Ousmane Sonko de 46 ans. En raison du statut social précaire de Adji Sarr, ce verdict suggère qu’il y a eu des contacts sexuels illicites entre les deux, mais pas de viol.

Le fardeau de la preuve sur les épaules des plaignantes

Le viol est l’un des crimes les plus difficiles à prouver, dans un système juridique avec des institutions sexistes où le fardeau de la preuve repose sur les épaules des plaignantes. Les personnes qui croient en la parole des survivantes comme Adji Sarr considèrent que les troubles et la notoriété de l’accusé ont joué en sa faveur pour une requalification des faits pour un crime passible de 10 ans d’emprisonnement.

Le doute profite aux accusés certes. Cependant, la condamnation de Ndèye Khady Ndiaye vient renforcer le fait que le salon de massage n’était pas destiné à des activités licites, ce qui montre que l’accusé n’était pas là pour un simple massage, comme il l’avait déclaré. Les services que le salon offrait comme « body-body, finitions », sont à connotation sexuelle. Certains disent qu’il ne s’agit pas d’un procès de moralité, cependant il convient de s’interroger sur le fait qu’un homme de 46 ans fréquente tard dans la nuit et durant un couvre-feu un endroit où une jeune femme de 19 ans, socialement et économiquement vulnérable, exerce un métier qui fait d’elle une proie facile.

Toute survivante qui ose briser le silence doit être crue et soutenue. Les autorités judiciaires (en majorité des hommes) semblent réticentes à appliquer la récente loi criminalisant le viol. Pour rappel, malgré des dizaines d’années de luttes des associations féminines, le viol était considéré comme un simple délit au Sénégal. La loi instaurant sa criminalisation a été promulguée en janvier 2020, à la suite de plusieurs cas de viols suivis de meurtres. L’hésitation à l’application de la loi et la fréquence des requalifications d’accusations de viol en délits démontrent à quel point nos tribunaux sont réticents. Le viol est répandu et banalisé dans le pays et les hommes qui en sont accusés s’en tirent presque toujours à bon compte.

Sexisme, classisme et exploitation sexuelle

Toutes les discussions et les actes autour du procès, de même que le verdict, sont révélateurs de plusieurs réalités sociales au Sénégal, notamment la vulnérabilité de jeunes filles fragilisées par un système patriarcal qui se fortifie en les exploitant. Le processus de vulnérabilisation dans lequel sont mises des jeunes filles qui ont le profil d’Adji Sarr les inscrit au carrefour de plusieurs oppressions, au cœur desquelles nous retrouvons le sexisme, le classisme et l’exploitation sexuelle. La détérioration des conditions de vie de la population fragilise particulièrement les jeunes et les femmes qui sont doublement impactées. Que ce soit dans les domaines de l’éducation, de la santé, de l’économie, de la représentation politique et dans les instances de prise de décision, les droits des femmes sont de plus en plus bafoués.

En utilisant cette affaire privée à des fins politiques, les deux camps, l’opposition comme le parti au pouvoir, se rejoignent sur un point : ils fragilisent la parole et le corps des femmes et accentuent leur asservissement dans une société foncièrement misogyne. Le pays tout entier est aujourd’hui pris en étau entre les caprices de deux hommes puissants. Et le mutisme du président de la République sur la question du troisième mandat porte préjudice aux femmes et accentue leur vulnérabilité, car cela a servi de prétexte à la politisation d’une affaire privée entre deux citoyens sénégalais. Le corps d’Adji Sarr est ballotté entre les deux camps et il leur sert de punching ball.

Ce qui a été évident ces dernières semaines, c’est que nous avons assisté à un simb1 international misogyne au sein duquel les hommes s’engagent dans un duel de mots dans les médias, invisibilisant la survivante, et ignorant les faits initiaux. La violence endémique (aussi bien verbale que physique) contre les femmes et les filles est légion dans le pays. 36 jeunes filles âgées de 6 à 16 ans [auraient] été abusées sexuellement par un maître coranique aux alentours de Touba. Il s’est rendu de lui-même aux autorités policières [début juin]2. La suite ? Nous l’ignorons. Pendant ce temps-là, ses victimes vivent avec ce traumatisme. Nous recevons déjà les échos de leur marginalisation dans leur communauté où on les rend coupables de ce qui leur est arrivé.

Les féminicides sont de plus en plus nombreux, les violences de toutes natures prolifèrent, et pourtant peu osent briser le silence ou entamer une procédure judiciaire pour demander réparation. Si on y ajoute le récent durcissement (radicalisation) du discours politique et la fermeture de l’espace civique, on assiste à un avancement d’un discours masculin autocentré où les doléances des femmes sénégalaises restent à la périphérie et ne sont pas prises en compte.

Banalisation du viol

On constate une banalisation endémique du viol au Sénégal et nombreux sont ceux qui ignorent ce qu’est un viol3. Dans l’imaginaire collectif, le viol est juste un flirt trop poussé, un consentement ignoré mais qui ne prête pas à conséquence. En se moquant de l’apparence de sa victime avec des propos abjects : « Si je devais violer, je ne violerais pas une guenon frappée d’AVC », Ousmane Sonko considère que l’agression sexuelle est une forme de flatterie, une faveur accordée à toute femme qui le mériterait. Au-delà de la caricature animalière et du validisme de ces mots, faut-il lui rappeler que le viol n’est ni romantique, ni même une affaire de sexe ? Le viol est une question de pouvoir et de contrôle qui n’a rien à voir avec l’apparence de la victime. Autrement, ni les bébés, ni les petits enfants ne seraient violés !

Les accusations selon lesquelles Adji Sarr aurait été manipulée sont sexistes et infantilisantes. Ces allégations suggèrent que les femmes sont incapables d’elles-mêmes de formuler des accusations de viol. Ce discours renforce les stéréotypes sexistes et minimise la parole des femmes qui dénoncent des violences sexuelles. La valeur de la parole des survivantes de viol est aussi questionnée. À chaque fois qu’une survivante de viol arrive à dénoncer, ce sont des efforts physiques et psychologiques qu’elle a dû faire avant d’en arriver là. De même qu’il n’y a pas une figure typique de violeur, il n’y a pas un profil parfait de survivante. Chaque survivante a sa manière de vivre son traumatisme et de se reconstruire. Adji Sarr ne fait pas exception. Monsieur Sonko, non plus, même s’il est affublé du sobriquet « mou sell mi » [NDLR : qui signifie « le pur » en wolof].

Le viol est une arme de domination et les femmes sont les premières à en payer le tribut. Durant les récents troubles, huit femmes ont été violées : trois étudiantes à l’université Assane Seck de Ziguinchor et cinq autres par des hommes encagoulés qui ont attaqué l’hôtel-bar Columbia à Diamniadio4. Le corps des femmes est chosifié et fait partie du bien public à piller comme les commodités volées lors des manifestations, corvéable à merci et consommable à volonté.

La silenciation des féministes

Le traitement médiatique de ces deux dernières années a aussi révélé son lot de misogynie. Dans une tribune antérieure, nous alertions déjà sur la représentation et le traitement des violences sur les corps des femmes dans la presse sénégalaise. Le sensationnalisme, le racolage et le voyeurisme sont la règle pour traiter des violences sexuelles.

Ce verdict a renforcé la précarité des féministes qui ont soutenu la prise de parole d’Adji Sarr. Aujourd’hui, la croire, c’est s’exposer à la lapidation et aux menaces. Durant les troubles des 1er et 2 juin 2023, des jeunes manifestants ont rudoyé une militante des droits des femmes. De même, des noms et des photos de plusieurs féministes sénégalaises ont été diffusés sur les réseaux sociaux, incitant à leur traque. Les féministes sont comme mises au ban de la nation, exclues pour avoir eu l’outrecuidance d’exercer un tant soit peu leur esprit critique en refusant de répondre à l’injonction au silence. Ce sont là des logiques de silenciation classiques auxquelles les féministes sont quotidiennement confrontées, aussi bien dans la sphère publique que privée.

L’hostilité de l’espace public sénégalais aux discours et actions féministes est une réalité prégnante depuis plusieurs années. Le refus de la perte des privilèges masculins a installé un climat délétère. Il est tout de même paradoxal que dans d’autres cas d’abus sexuels, la société fasse appel aux féministes. Mais dans l’affaire « Sweet Beauty », les féministes sont attaquées, car elles mettent la parole d’Ousmane Sonko en doute. Les militantes, de même que les chercheuses autour des questions de genre sont utilisées comme une arme à double tranchant. On recherche souvent leur expertise, tout en discréditant leur parole.

La voix des femmes doit aujourd’hui se libérer de cette gangue dans laquelle l’a emprisonnée le vacarme des politiciens assoiffés de pouvoir. Les faits autour de l’affaire « Sweet Beauty » doivent être rapportés dans leur implacable vérité, nonobstant les suppositions, les préjugés, les a priori et les stéréotypes. Leur chronologie ne laisse aucun doute pour un esprit libre. Une affaire privée a été instrumentalisée à des fins politiciennes pour éviter à un leader politique d’avoir à répondre de ses actes. Que cette même affaire ait servi à l’autre camp pour éliminer un adversaire politique, c’est fort possible compte tenu de l’histoire récente du pays. En amalgamant la politique et les affaires privées, les politiciens ont réussi à fragiliser la parole et le corps des femmes désormais jetés en pâture aux instincts les plus féroces d’une société foncièrement misogyne qui ne reconnaît aux femmes que le droit au silence.

Ôter ce bâillon qui nous étouffe

Nous voulons un pays plus égalitaire où la paix, la justice et la dignité seront pour tous.tes les citoyen.nes. Nous demandons :
● La mise en place de politiques qui prennent en compte toutes les couches sociales ;
● Le renforcement de la sécurité des femmes et des enfants ;
● L’application totale de la loi 20.05, portant sur la criminalisation du viol et de la pédophilie ;
● La confidentialité des données personnelles des survivantes ;
● L’implantation de tribunaux spécialisés pour juger les auteurs d’agressions sexuelles ;
● Une prise en charge holistique effective et gratuite qui englobe une intervention médicale, psychosociale et juridique, de même qu’une prévention et une réponse centrées autour des survivantes ;
● Une révision des manuels de formation de toutes les personnes impliquées dans la prise en charge des survivantes pour renforcer leur capacité à apporter des réponses adaptées aux traumatismes ;
● Une formation plus rigoureuse de la presse au traitement médiatique des questions de violences sexuelles et sexistes.

Compte tenu de l’ampleur de la crise que traverse le pays, nous demandons au président de la République Macky Sall de s’adresser directement au peuple et de clarifier ses intentions quant au troisième mandat. L’exception sénégalaise comme exemple de démocratie en Afrique n’est qu’un mirage. Elle s’est construite au détriment des femmes qui n’ont pas exprimé les souffrances qu’elles subissent quotidiennement dans une société hypocrite dans sa façon de traiter les femmes et les enfants.

Nous assistons à l’expression d’une masculinité sénégalaise en parfaite hégémonie sur fond de destruction et d’abus des femmes. Plus que jamais, nous affirmons notre détermination à ôter ce bâillon qui nous étouffe. Rien ni personne ne réussira à nous exclure de cette nation. Citoyennes à part entière, nous entendons bien exercer nos droits et accomplir nos devoirs sans céder aux terroristes des idées et aux mercenaires de la plume. Nous dénoncerons tous les abus, toutes les exactions, tous les excès, tous les viols et surtout nous n’abandonnerons jamais notre esprit critique qui fait de nous des femmes libres qui n’ont aucun besoin de maîtres à penser.

Réseau des féministes du Sénégal

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