La fin de « l’armée d’Afrique » ? (Le Diplo)

Le putsch militaire au Niger — troisième du genre au Sahel ces dernières années — est un nouveau revers pour la France en Afrique de l’ouest, sa zone de prédilection. Et surtout pour ses forces militaires, restées présentes sur le continent plus de soixante ans après la vague des indépendances, et de moins en moins supportées par les populations et les classes politiques locales.

par Philippe Leymarie, 2 août 2023

Le Monde diplomatique

 

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Emile Marie Coquibus. — « Avant le départ de Bourem » (Mali), 1908. © ECPAD/fonds Émile Coquibus/Émile Coquibus

Depuis la défection du Mali, puis du Burkina Faso, le Niger était — avec le Tchad, également gouverné par un régime de type militaire — le seul pays sahélien à accueillir, et même à demander le secours de forces étrangères. Le président Mohamed Bazoum, renversé le 26 juillet dernier par le général Abdourahamane Tchiani, chef de sa garde présidentielle, était un allié fidèle et assumé de la France, même s’il connaissait depuis longtemps les limites de ce pari risqué (1).

Lire aussi Rémi Carayol, « La France contestée au Niger », Le Monde diplomatique, mars 2023.

La présence renforcée des éléments militaires français avait été assortie de conditions qui en faisaient le « laboratoire » d’un nouveau « partenariat de combat » : une empreinte « modulable et légère » — avec le désir de « ne plus être visible sur le temps long », et une action de terrain placée exclusivement sous commandement nigérien, soulignait en mai dernier (2) le général Bruno Baratz, chef des forces françaises au Sahel, pour qui il fallait « reformater les esprits de nos militaires. On a beaucoup d’unités qui sont passées au Mali et ont connu l’opération Barkhane. Or, ce que font les forces françaises au Niger et au Tchad aujourd’hui n’a rien à voir. On se met vraiment à la disposition des partenaires, on se cale sur leur rythme opérationnel. C’est un changement culturel ».

Montée en puissance

Contrainte en 2022 d’évacuer ses bases au nord et au centre du Mali, puis au début de cette année son emprise de « forces spéciales » au Burkina Faso, et de renoncer à l’ambition régionale incarnée côté français par l’opération Barkhane, et côté africain par le G5-Sahel, Paris avait replié une partie de ses effectifs au Niger, atteignant 1500 hommes, pour mettre en œuvre des moyens essentiellement aériens — chasseurs et drones —, tandis que mille hommes sont restés stationnés au Tchad, ancien centre de commandement de l’opération Barkhane. Au total, les effectifs des troupes françaises au Sahel auront déjà été divisés par deux en quelques mois. Il était prévu qu’ils soient à nouveau réduits d’ici 2025, parallèlement à la montée en puissance de l’armée nigérienne — un pays qui a mis en place « une stratégie de contre-insurrection particulièrement efficace », reconnaissait le général Baratz.

Lire aussi Marc-Antoine Pérouse de Montclos, « Et pendant ce temps, la France s’enlise au Sahel », Le Monde diplomatique, septembre 2021.

Ce « partenariat de combat » d’un type nouveau, qui s’appliquait notamment dans la zone irrédentiste des « trois frontières », aux limites du Niger, du Mali et du Burkina Faso, où sévissent des groupes armés, et qui semblait fonctionner plutôt bien, ne paraît pas pouvoir être reconduit sous le nouveau régime, qui n’a pas supporté la condamnation immédiate du putsch par Paris, ainsi que la suspension des aides financières, et a accusé la France « d’ingérence », laissant des manifestants dans la capitale s’en prendre à des symboles français et brandir des drapeaux russes. Les incidents du dimanche 30 juillet avaient conduit l’Élysée à menacer la junte d’une « réplique immédiate et intraitable », en cas de menace sur ses ressortissants, militaires, diplomates au Niger ; ils ont motivé la décision le 1er août de rapatrier par voie aérienne militaire les Français et Européens qui le souhaitaient. L’étape suivante devrait être au minimum la suspension, voire l’arrêt de toute coopération militaire avec le Niger.

Les relations avec le gouvernement américain, qui dispose d’une base de drones au nord du pays mais a rapidement condamné le putsch, s’annoncent également problématiques. La solitude militaire à laquelle le Niger risque ainsi de s’astreindre pourrait être périlleuse pour un pays qui est défié sur deux fronts « djihadistes » : au nord-ouest, les attaques dans la zone des « trois frontières » ; au sud-est, les mille deux cents kilomètres de frontière avec le Nigeria, où sévissent les sectes armées de Boko Haram.

Utilité technique

Côté français, la nouvelle formule de coopération militaire avec le Niger faisait partie d’une réforme plus large du dispositif français sur le continent, avec le souci d’alléger encore les effectifs permanents — actuellement près de 6000 hommes — et de transformer le rôle des bases d’Abidjan, Dakar et Libreville : dans ce schéma, elles deviendraient des centres de formation militaire et non plus des points d’appui pour des interventions. La diminution des effectifs en Côte d’Ivoire, et l’accent mis sur l’affectation de coopérants militaires en longue durée — notamment d’enseignants dans les écoles militaires nationales à vocation régionale (ENVR) que Paris soutient depuis leur création — rendront difficile à l’avenir des opérations offensives, comme Serval au Mali, en 2013.

L’heure était, ces derniers mois, à l’africanisation, à la mutualisation de ces emprises qui remontent pour la plupart aux années soixante, voire plus avant… et ont souvent concentré les contestations ou protestations africaines. Aucune ex-puissance coloniale autre que la France n’a ainsi conservé un tel réseau et des capacités militaires aussi étendues sur le continent. L’efficace évacuation en mai dernier de plusieurs centaines de ressortissants français ou européens du Soudan, et l’actuelle opération du même genre au Niger, démontrent l’utilité technique — à défaut de politique — de ce réseau d’implantations.

Dans Afrique XXI, Raphaël Granvaud, de l’association Survie, invitait — avant même ce putsch — à ne pas se laisser abuser par le « trompe-l’oeil » de la « ré-articulation » du dispositif français dans le Sahel, décidée par le président Emmanuel Macron après la dissolution de l’opération Barkhane, et qu’illustraient les nouvelles pratiques militaires au Niger. Il s’agit, selon cet analyste, d’un « ravalement de façade » ; il rappelle que les gouvernements des dernières décennies ont tous promis la fin de la françafrique, la réduction des effectifs militaires, le changement de vocation des bases… et voulu déchirer l’image de « gendarme de l’Afrique » qui a longtemps collé à la peau des Français.

Survivances de la colonisation

Même si les modalités d’un retrait plus que probable des soldats français (et sans doute américains, et autres) du Niger ne sont pas encore détaillées, le putsch de Niamey signe sans doute la fin de l’aventure de l’armée française au Sahel, qui remonte aux temps coloniaux. Et aussi le déclin quasi total d’une arme originale au sein des forces françaises : l’infanterie de marine. Ces troupes, survivantes de la colonisation, sont détentrices d’un savoir-faire acquis dans les interventions outre-mer. Elles revendiquent leur origine populaire, le goût du voyage et de l’aventure, et défendent l’idée d’un soldat attentif aux besoins des populations, comme d’une certaine rusticité (3).

Lire aussi Thomas Deltombe, « Afrique 1960, la marche vers l’indépendance », Le Monde diplomatique, janvier 1945.

Elles ont été l’ossature des expéditions au Mexique, à Tahiti, en Chine et Cochinchine, en Crimée, Tunisie, à Madagascar, et en Afrique de l’ouest et centrale au XIXe siècle. Renforcés par des unités de spahis et tirailleurs recrutés sur place, les régiments de « marsouins » et « bigors » ont été engagés dans les combats de 14-18, puis en Rhénanie, en Syrie, au Maroc, dans les Balkans. Ils ont formé le gros des volontaires de la France libre, à la fin de la seconde guerre mondiale, puis participé — avec la Légion étrangère — aux opérations de « pacification » à Madagascar, en Indochine, en Algérie.

On les retrouvera, dans la seconde moitié du siècle dernier, et au début du siècle en cours en « forces de souveraineté » dans les départements et territoires d’outre-mer, en « forces de présence » dans les bases militaires en Afrique, et comme fer de lance des interventions extérieures (« opex ») au Tchad, Liban, Nouvelle Calédonie, Djibouti, Afghanistan, et en Europe de l’est ainsi qu’au Sahel — que les forces françaises n’avaient jamais vraiment quitté, avec notamment une présence quasi-permanente au Tchad depuis les débuts de la colonisation.

Omniprésence militaire

Pour la France, déjà évincée de fait en République centrafricaine avant de l’avoir été dans plusieurs pays du Sahel, et dont les principaux alliés en Afrique de l’ouest et du centre (Cameroun, Congo, Côte d’Ivoire, Sénégal) risquent d’être confrontés à des contextes difficiles de succession, le putsch au Niger fait figure de nouvel échec politique, après plusieurs autres dans les parages. Aucun bilan de la « guerre perdue » au Mali, par exemple, n’a été mené jusqu’ici, à l’échelon militaire comme politique.

Et la réflexion sur le maintien ou non d’un dispositif militaire qui paraît de plus en plus insupportable aux opinions publiques des pays africains n’a pas été entamée au Parlement ou dans d’autres enceintes de débat, alors même que le poids, l’influence diplomatique, économique et culturelle de la France sur le continent sont sans commune mesure aujourd’hui avec son omniprésence militaire, pour le coup, très « visible », et que les résultats — notamment au Sahel — n’ont pas été à la hauteur des attentes. Trop axée sur le militaire (alors que gendarmes et policiers auraient parfois été plus adaptés), à la recherche d’un ennemi aux contours flous (le « terrorisme »), sur un temps trop long finissant en « occupation » de fait, la stratégie politico-militaire française dans cette région a été victime aussi de ses rigidités « éthiques » : « Jamais avec les djihadistes… Jamais avec Wagner »

Autres fronts

Même si cette accumulation de déconvenues a l’allure d’une défaite (4), l’armée française ne quittera pas complètement le terrain africain : outre une coopération plus étendue en matière de formation, plus bilatérale et sur mesure, il reste une demande de certains pays en appui à l’antiterrorisme, notamment dans le golfe de Guinée ; et toujours, des ressortissants à exfiltrer dans tel ou tel pays : et, dans les deux cas, du travail pour les forces spéciales » — les moins « visibles » justement.

Pour les militaires français, il reste surtout du grain à moudre sur les autres fronts : déjà, ces derniers mois, il y avait plus d’hommes mobilisés à l’est européen, aux frontières de l’Ukraine, ou en Méditerranée orientale que sur le continent africain. Des forces restent déployées au Proche-Orient, au Liban, en Jordanie, dans les Émirats, à Djibouti, en Irak. Et l’exécutif souhaite développer une stratégie de présence dans l’Indo-Pacifique, et renforcer les emprises dans les départements et territoires d’outre-mer, notamment sur le plan aérien et naval. Mais l’adieu croissant à l’Afrique sera, de fait aussi, un sacré « changement culturel »…

Philippe Leymarie

(1) Mathieu Olivier, « Entre la France et le Mali, le pari risqué de Mohamed Bazoum », Jeune Afrique, 13 juin 2022. Et Rémi Carayol, « La France partie pour rester au Sahel », Le Monde diplomatique, mars 2023.

(2Entretien avec l’AFP et RFI, 23 mai 2023.

(3) Cf, Michel Goya, « Les troupes de marine, les conquérants de l’outre-terre », Guerres et Histoire n° 33.

(4) Et d’une autre, passée inaperçue : la fin prématurée de l’opération Tabuka, au Mali, dans laquelle Paris avait entraîné plusieurs pays européens, et qui n’a pas survécu l’an dernier au désengagement français.

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